Rolling Stone 09/2017
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PROPHETS<br />
OF RAGE<br />
Download, Hellfest. Deux festivals de metal à une semaine d’intervalle<br />
et un scénario qui se reproduit à l’identique. La même<br />
impatience qui grandit à l’approche du moment fatal. Aucun<br />
doute là-dessus, Prophets of Rage est l’attraction de ceux qui<br />
ont investi les lieux, ayant réussi à créer une appétence que certaines<br />
têtes d’affiches des deux festivals sont loin d’avoir réussi<br />
à engendrer. Peut-être parce que, alors que ce mois de juin<br />
entame tout juste sa seconde moitié, c’est nimbé de mystère que<br />
le groupe s’affiche. Et que, c’est bien connu, le mystère intrigue<br />
et attire… Après tout, un seul single, “Unfuck the World”, a encore été dévoilé, et l’annonce de<br />
l’arrivée d’un album en septembre n’a pas encore percé.<br />
Certes, le “casting” de Prophets of Rage se suffirait presque à lui-même. Pensez donc… Trois<br />
anciens membres de Rage Against the Machine – simplifions : tous sauf Zack de la Rocha, soit<br />
Tom Morello, Tim Commerford à la basse et Brad Wilk à la batterie –, deux de Public Enemy<br />
(Chuck D au micro et DJ Lord aux platines) et un de Cypress Hill (B-Real au… gosier). Se suffire<br />
à lui-même et poser problème en même<br />
temps. Car il ne faudra pas longtemps pour en<br />
avoir le cœur net : une grande majorité de ce<br />
public si impatient n’est manifestement là que<br />
pour entendre les hymnes de RATM, notamment<br />
sa frange la plus jeune, qui n’a encore<br />
jamais vu le groupe sur scène. Oui, là pour<br />
s’éclater, faire des bonds sur les “Take the<br />
Power Back”, “Bombtrack”, “Bullet in the<br />
Head”, “Bulls on Parade” et l’insubmersible<br />
“Killing in the Name”. Là pour ça et rien<br />
d’autre. Comme si le message sous-jacent<br />
qu’entend véhiculer Prophets of Rage, ce qui<br />
en fait sa raison d’être, à en écouter ses divers<br />
protagonistes, volait en éclats devant la nostalgie<br />
ou la simple dimension exutoire des<br />
brûlots d’antan. “Il n’est pas indispensable de<br />
percevoir le message”, énonce Tom Morello, le<br />
véritable leader de ce qu’il ne faudrait surtout<br />
pas percevoir comme un simple super-groupe.<br />
Et tant pis s’il assène le contraire depuis le<br />
début de l’entretien à grand renfort de phrases<br />
chocs. “Si, sur un festival comme celui-ci<br />
(Hellfest, ndlr), 50 000 personnes deviennent<br />
dingues grâce à ce que nous leur proposons,<br />
ça me va parfaitement, poursuit-il. Et peutêtre<br />
parmi eux s’en trouvera-t-il pour creuser<br />
davantage et devenir les leaders de la résistance<br />
de demain !”<br />
Résistance, il n’a que ce mot à la bouche, le<br />
Tom. Bien sûr, difficile de le taxer d’opportuniste<br />
en l’occasion, lui qui est de toutes les<br />
luttes depuis son adolescence et n’a pas<br />
attendu les événements récents pour manifester-afficher-réaffirmer<br />
ses idées assez à<br />
gauche. Pas illogique qu’on le présente désormais<br />
autant comme un musicien que comme<br />
un militant. “L’un – musicien – est une vocation,<br />
l’autre – militant – est une conviction,<br />
s’esclaffe-t-il. Maintenant, dans quelle proportion,<br />
c’est compliqué à déterminer. Ils ne<br />
partagent pas forcément le même espace.<br />
Disons que je suis à 100 % l’un et l’autre ! Y<br />
a-t-il un risque que l’un l’emporte sur l’autre ?<br />
Oui, certainement. Si la musique est à chier,<br />
ça ne devient plus qu’un mauvais discours. Et<br />
c’est là le meilleur moyen de desservir la cause<br />
que tu veux défendre.”<br />
Mais si Tom Morello – l’homme – n’a guère<br />
besoin d’apporter de gages quant à son sens<br />
de l’engagement, peut-on – et faut-il – aborder<br />
l’émergence de Prophets of Rage avec les<br />
mêmes… garanties ? Le guitariste ne manque<br />
jamais de le rappeler : le groupe est né en<br />
réaction à l’utilisation du terme “Rage<br />
against the system” lors de la dernière campagne<br />
présidentielle américaine par Donald<br />
Trump, mais aussi par Bernie Sanders.<br />
Morello va jusqu’à enfoncer le clou en parlant<br />
d’une réaction à une urgence, un bouillonnement<br />
naissant à accompagner. Dans le feu de<br />
l’enthousiasme, la résistance est à nouveau<br />
convoquée (“et cette résistance a besoin d’une<br />
bande sonore”). À l’en croire encore, Prophets<br />
of Rage serait le reflet de son époque, de l’instant,<br />
“en espérant pouvoir le changer”.<br />
Opportunisme ou pas ? Vœu pieux ? On vous<br />
laissera vous faire un avis.<br />
Car, vue d’Europe, cette résistance à laquelle<br />
il croit dur comme fer, ainsi que les illustrations<br />
qu’il avance pour étayer son ardeur,<br />
paraissent bien plus embryonnaires. Vrai, les<br />
marches des femmes à travers les États-Unis<br />
le jour de l’investiture de Trump en janvier<br />
denier ont réuni près de 4 millions de personnes<br />
(une première dans le pays). Vrai<br />
encore, des aéroports ont été un temps occupés<br />
lorsque le même Trump décida d’interdire<br />
l’entrée sur le territoire américain à des<br />
ressortissants de certains pays musulmans.<br />
Mais depuis ? Quelle résistance “durable”<br />
“Une fois<br />
de plus,<br />
ce groupe<br />
est un reflet<br />
de son<br />
époque.’’<br />
derrière ces quelques prémices, dans un pays<br />
qui a finalement entériné sans broncher<br />
qu’un candidat pouvait accéder à l’investiture<br />
avec deux millions de voix en moins que<br />
son adversaire de par un système de collège<br />
électoral d’un autre temps, mais que personne<br />
ne songe à remettre en cause pour<br />
autant, au nom du respect des institutions ?<br />
Qui donc pour percevoir l’écho d’un Tom<br />
Morello ou d’un Chuck D, prônant la révolution,<br />
sur disque ou sur scène ?<br />
De manière plus globale, à l’heure de l’individualisme<br />
forcené et sciemment entretenu<br />
afin d’étouffer les combats de société et la<br />
dimension collective qu’ils impliquent, à qui<br />
peut bien s’adresser le discours d’un Prophets<br />
of Rage, aussi bien agencé soit-il ? Qui pour<br />
l’entendre, l’écouter ? Morello, lui, n’en<br />
démord pas : la colère gronde, y compris<br />
auprès des plus jeunes, il n’a jamais vu un tel<br />
mouvement de son vivant aux États-Unis, ne<br />
compte plus ceux qui se lancent dans l’action<br />
alors qu’ils prenaient soin jusqu’ici de faire<br />
partie de la majorité silencieuse. Et tant pis<br />
si c’est dans son entourage immédiat qu’il va<br />
puiser un exemple de sa démonstration “globale”,<br />
en évoquant sa femme jadis soutien<br />
tacite – mais pas plus – des engagements<br />
politiques de son conjoint et devenue soudain<br />
coordonnatrice pour le compte de certains<br />
mouvements féminins. Méthode Coué ou<br />
véritable credo ?<br />
Et si, au bout du compte, notre perplexité –<br />
pas forcément partagée, au demeurant – à<br />
l’encontre de Prophets of Rage tenait dans la<br />
formulation de son propos, dans le fond<br />
comme dans la forme ? Le fond, à savoir ces<br />
douze chansons que le groupe n’a pas cru bon<br />
de présenter lors de sa tournée européenne,<br />
à l’exception du seul single “Unfuck the<br />
World”, où sont passés en revue et pêle-mêle,<br />
parfois le temps d’une furtive suggestion, la<br />
paranoïa sécuritaire, la dépendance médicamenteuse,<br />
le radicalisme, les soldats qui<br />
meurent au combat, l’appel à la légalisation<br />
du cannabis, les sans-abri trouvant abri sous<br />
les bretelles d’autoroute, l’abrutissement des<br />
masses, etc. Autant de sujets dont la virulence<br />
et les ravages qu’ils engendrent ne sauraient<br />
être remis en cause, mais auxquels le<br />
groupe n’apporte aucun nouvel éclairage<br />
véritable, y compris dans la façon de les narrer<br />
– pour ne pas dire qu’il lui manque le<br />
talent et la fougue d’écriture de Zack de la<br />
Rocha et ce, alors qu’il tient à en faire son<br />
cheval de bataille.<br />
À l’inverse, le sens de l’à-propos de Tom<br />
Morello en entretien sonne parfois “trop<br />
beau pour être vrai”, jamais très loin non plus<br />
d’un simple “y a qu’à, faut qu’on”… Difficile<br />
de se satisfaire en effet de certaines réponses<br />
toutes faites, à commencer lorsqu’il s’efforce<br />
de nous assurer que l’enregistrement de<br />
72 | <strong>Rolling</strong> <strong>Stone</strong> | rollingstone.fr<br />
Septembre <strong>2017</strong>