Rolling Stone 09/2017
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AAvec soixante ans de carrière, Ennio<br />
Morricone incarne l’une des figures les plus<br />
marquantes de l’industrie cinématographique.<br />
Considéré comme une influence<br />
majeure pour bon nombre de compositeurs<br />
du cinéma actuel tel que Hans Zimmer, il a<br />
été également une source pour certaines<br />
icônes de la pop, jusqu’à Metallica ou Bruce<br />
Springsteen. Examiné sous toutes les coutures,<br />
disséqué au scalpel, passé aux rayons X,<br />
le personnage fascine. Mais qu’est-ce qu’on<br />
peut dire de plus aujourd’hui que : Ennio,<br />
c’est LE compositeur de musiques de film.<br />
Un film ? Un vrai sac de nœuds. Il y a<br />
d’abord le réal qui arrive avec sa problématique<br />
existentielle et qui est souvent suivi<br />
par un producteur (sorte de poisson-pilote)<br />
qui a une vision chiffrée du monde. Et là,<br />
ils tombent sur Ennio qui, lui-même, est<br />
ENNIO<br />
MORRICONE<br />
rendre sa musique accessible aux cinéphiles<br />
qui traînent dans les salles obscures.<br />
Morricone “sert”. Sert le film. Une musique<br />
“de service”, comme il dit. Mais bon, il y a<br />
tout de même une limite. Parce que c’est<br />
une part de son ADN qu’il met sur le tapis.<br />
Et là, il lâche pas l’affaire facilement, le<br />
Maestro. Pas question de laisser se dégrader<br />
son “creativ’ impulse”.<br />
Pour Ennio, au départ, le cinéma c’est tout<br />
sauf une histoire de vocation. “Je pensais<br />
faire comme tant de compositeurs qui<br />
gagnent peu, mais écrivent ce qu’ils veulent<br />
(...). Mon rapport avec le cinéma est venu<br />
par hasard, parce que j’ai pas eu la possibilité<br />
de faire autre chose.”<br />
Il fallait bouffer, assurer le quotidien. Alors<br />
il commence en faisant des arrangements<br />
pour de la variet’ ou autre, comme ça, un<br />
peu en souterrain, histoire de pas être trop<br />
repéré. Mais bon, ça n’a pas duré longtemps.<br />
Un jour, le cinéma frappe à sa porte.<br />
Et alors là… c’est THE virage. Car dans les<br />
années 1960-1970, Ennio bouscule, renouvelle,<br />
transcende les codes de la musique du<br />
cinéma de l’époque. Mais pour lui, la<br />
musique de film c’est qu’une sorte de “gymnastique”,<br />
un “exercice”. “Chaque film est<br />
Antonio Ferdinandi et, plus tard, ceux de<br />
Goffredo Petrassi. Nous avions un amour<br />
sans bornes pour l’écriture, la recherche (…).<br />
Un amour spirituel.”<br />
Mais voilà, dans sa période “à la mode”, il<br />
cartonne tellement qu’il court, il court,<br />
Ennio. Et le temps finit par lui manquer.<br />
Son succès grandissant le porte, mais finit<br />
aussi par l’enchaîner. Les feuilles blanches<br />
de la musique absolue restent immaculées<br />
sur un coin de bureau, la poussière fait son<br />
office. Ainsi soit-il.<br />
Alors, le soir, lorsque résonnent les cloches<br />
du Vatican, Ennio est seul face à lui-même.<br />
Et il a cette voix qui s’immisce en lui,<br />
comme une prière profonde, un appel vers<br />
l’au-delà, un trait d’union vers l’infini, la<br />
voix de l’autre musique. “J’ai un doute terrible”,<br />
confie-t-il un jour à Sergio Miceli<br />
historien de la musique, musicologue et<br />
ami, “que ma limite soit la musique de<br />
cinéma.” Comme une frontière invisible<br />
que l’homme appréhende et qui le hante. Et<br />
même si le public croit que la musique<br />
d’Ennio, c’est celle qu’il fait pour les films,<br />
lui sait intérieurement qu’il y a “l’autre”,<br />
l’autre musique, l’autre Ennio, et envers<br />
lequel il sent qu’il a une dette. Croirait-on<br />
“<br />
Chaque film est une nouvelle expérience musicale,<br />
qui présente de nouveaux problèmes à résoudre,<br />
cela me donne le sentiment d’exister,<br />
de ne pas créer dans le vide.”<br />
*** ***<br />
dans une perspective assez “personnelle”,<br />
disons ondulatoire, de l’espace et du temps.<br />
Mais bon, malgré tout, quelquefois, ça<br />
“matche”, et comme Ennio est du genre gros<br />
bosseur et qu’il a des ondulations sonores<br />
un peu partout dans la tête, ils finissent<br />
donc parfois par se mettre d’accord. “Cinq<br />
cents films, sinon rien” : ainsi pourrait-on<br />
résumer sous forme de boutade la riche carrière<br />
du maître italien. Cinq cents, ça fait<br />
tout de même un paquet d’accords. Et<br />
encore, il en aurait viré la moitié, refusant<br />
de travailler pour des réals qui ne lui revenaient<br />
pas ou qui lui demandaient d’écrire<br />
dans le style de Stravinsky ou de Mozart.<br />
À dégager.<br />
Pour autant, malgré son caractère, Ennio<br />
sait s’adapter. Composer avec les contingences<br />
stochastiques, scolastiques et chaotiques<br />
du monde cinématographique. Il sait<br />
prendre pleinement en considération sa<br />
responsabilité de fournir un matériel artistique<br />
convaincant. Wow ! Pour le réal bien<br />
sûr (faut pas l’oublier), mais aussi pour<br />
une nouvelle expérience musicale, qui présente<br />
de nouveaux problèmes à résoudre<br />
(…). Cela me donne le sentiment d’exister,<br />
de ne pas créer dans le vide.” Un exercice<br />
noble, certes, et lucratif, mais qui, malgré<br />
tout, ne saurait en aucun cas se substituer<br />
au questionnement profond et existentiel<br />
de l’individu face à la feuille blanche : celui<br />
de la “musica assoluta”. Kézako ? La “musica<br />
assoluta” (musique “en soi”) par opposition<br />
à la “musica applicata” (musique de commande).<br />
Deux concepts bien éloignés, voire<br />
antinomiques. Le truc qui rend bien schizophrène.<br />
On comprend alors ses sautes<br />
d’humeur, au Maestro. Et c’est aussi et<br />
peut-être surtout cette “musica assoluta”<br />
que Morricone a dans la tête depuis qu’il est<br />
enfant. “Mon père jouait de la trompette.<br />
C’est lui qui m’a enseigné la clé de sol et<br />
transmis la passion pour cet instrument.<br />
Puis je me suis inscrit au conservatoire de<br />
Santa Cecilia, à Rome. J’ai fait un cours<br />
d’harmonie complémentaire et ensuite étudié<br />
la composition. J’ai suivi les leçons de<br />
en lui en tant que musicien sans images ?<br />
Alors Ennio fait une sorte de pacte avec luimême.<br />
“Servir” du mieux qu’il peut. Comme<br />
pour donner le change, comme pour se<br />
repentir de son péché de ne pas servir sa<br />
propre voix. De ne pas servir cette “musica<br />
assoluta” qu’il porte en lui, pure et sans<br />
compromis. Il espère ainsi se sauver luimême<br />
et peut-être aussi “sauver” certains<br />
des films dont il accepte d’écrire la musique.<br />
“Je ne me suis pas laissé aller (…). J’ai cherché<br />
à racheter, à me racheter.” Et c’est peutêtre<br />
ce qui donne une teneur si particulière<br />
à sa musique.<br />
Ennio se sent enfermé. Briser les bords de<br />
l’image, pulvériser les écrans, la question<br />
reste épineuse. “Moi, je ne peux jamais être<br />
content en faisant de la musique pour le<br />
cinéma, même si je reconnais qu’il y a beaucoup<br />
d’aspects positifs”, déclare-t-il encore<br />
en 1979 à Miceli. Le cadre, toujours le cadre.<br />
Bien sûr, ses maîtres à penser ont eu à composer<br />
avec des problématiques similaires.<br />
La forme (sonate, fugue, forme<br />
© GETTY IMAGES. DR.<br />
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Septembre <strong>2017</strong>