13.09.2017 Views

Rolling Stone 09/2017

  • No tags were found...

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

AAvec soixante ans de carrière, Ennio<br />

Morricone incarne l’une des figures les plus<br />

marquantes de l’industrie cinématographique.<br />

Considéré comme une influence<br />

majeure pour bon nombre de compositeurs<br />

du cinéma actuel tel que Hans Zimmer, il a<br />

été également une source pour certaines<br />

icônes de la pop, jusqu’à Metallica ou Bruce<br />

Springsteen. Examiné sous toutes les coutures,<br />

disséqué au scalpel, passé aux rayons X,<br />

le personnage fascine. Mais qu’est-ce qu’on<br />

peut dire de plus aujourd’hui que : Ennio,<br />

c’est LE compositeur de musiques de film.<br />

Un film ? Un vrai sac de nœuds. Il y a<br />

d’abord le réal qui arrive avec sa problématique<br />

existentielle et qui est souvent suivi<br />

par un producteur (sorte de poisson-pilote)<br />

qui a une vision chiffrée du monde. Et là,<br />

ils tombent sur Ennio qui, lui-même, est<br />

ENNIO<br />

MORRICONE<br />

rendre sa musique accessible aux cinéphiles<br />

qui traînent dans les salles obscures.<br />

Morricone “sert”. Sert le film. Une musique<br />

“de service”, comme il dit. Mais bon, il y a<br />

tout de même une limite. Parce que c’est<br />

une part de son ADN qu’il met sur le tapis.<br />

Et là, il lâche pas l’affaire facilement, le<br />

Maestro. Pas question de laisser se dégrader<br />

son “creativ’ impulse”.<br />

Pour Ennio, au départ, le cinéma c’est tout<br />

sauf une histoire de vocation. “Je pensais<br />

faire comme tant de compositeurs qui<br />

gagnent peu, mais écrivent ce qu’ils veulent<br />

(...). Mon rapport avec le cinéma est venu<br />

par hasard, parce que j’ai pas eu la possibilité<br />

de faire autre chose.”<br />

Il fallait bouffer, assurer le quotidien. Alors<br />

il commence en faisant des arrangements<br />

pour de la variet’ ou autre, comme ça, un<br />

peu en souterrain, histoire de pas être trop<br />

repéré. Mais bon, ça n’a pas duré longtemps.<br />

Un jour, le cinéma frappe à sa porte.<br />

Et alors là… c’est THE virage. Car dans les<br />

années 1960-1970, Ennio bouscule, renouvelle,<br />

transcende les codes de la musique du<br />

cinéma de l’époque. Mais pour lui, la<br />

musique de film c’est qu’une sorte de “gymnastique”,<br />

un “exercice”. “Chaque film est<br />

Antonio Ferdinandi et, plus tard, ceux de<br />

Goffredo Petrassi. Nous avions un amour<br />

sans bornes pour l’écriture, la recherche (…).<br />

Un amour spirituel.”<br />

Mais voilà, dans sa période “à la mode”, il<br />

cartonne tellement qu’il court, il court,<br />

Ennio. Et le temps finit par lui manquer.<br />

Son succès grandissant le porte, mais finit<br />

aussi par l’enchaîner. Les feuilles blanches<br />

de la musique absolue restent immaculées<br />

sur un coin de bureau, la poussière fait son<br />

office. Ainsi soit-il.<br />

Alors, le soir, lorsque résonnent les cloches<br />

du Vatican, Ennio est seul face à lui-même.<br />

Et il a cette voix qui s’immisce en lui,<br />

comme une prière profonde, un appel vers<br />

l’au-delà, un trait d’union vers l’infini, la<br />

voix de l’autre musique. “J’ai un doute terrible”,<br />

confie-t-il un jour à Sergio Miceli<br />

historien de la musique, musicologue et<br />

ami, “que ma limite soit la musique de<br />

cinéma.” Comme une frontière invisible<br />

que l’homme appréhende et qui le hante. Et<br />

même si le public croit que la musique<br />

d’Ennio, c’est celle qu’il fait pour les films,<br />

lui sait intérieurement qu’il y a “l’autre”,<br />

l’autre musique, l’autre Ennio, et envers<br />

lequel il sent qu’il a une dette. Croirait-on<br />

“<br />

Chaque film est une nouvelle expérience musicale,<br />

qui présente de nouveaux problèmes à résoudre,<br />

cela me donne le sentiment d’exister,<br />

de ne pas créer dans le vide.”<br />

*** ***<br />

dans une perspective assez “personnelle”,<br />

disons ondulatoire, de l’espace et du temps.<br />

Mais bon, malgré tout, quelquefois, ça<br />

“matche”, et comme Ennio est du genre gros<br />

bosseur et qu’il a des ondulations sonores<br />

un peu partout dans la tête, ils finissent<br />

donc parfois par se mettre d’accord. “Cinq<br />

cents films, sinon rien” : ainsi pourrait-on<br />

résumer sous forme de boutade la riche carrière<br />

du maître italien. Cinq cents, ça fait<br />

tout de même un paquet d’accords. Et<br />

encore, il en aurait viré la moitié, refusant<br />

de travailler pour des réals qui ne lui revenaient<br />

pas ou qui lui demandaient d’écrire<br />

dans le style de Stravinsky ou de Mozart.<br />

À dégager.<br />

Pour autant, malgré son caractère, Ennio<br />

sait s’adapter. Composer avec les contingences<br />

stochastiques, scolastiques et chaotiques<br />

du monde cinématographique. Il sait<br />

prendre pleinement en considération sa<br />

responsabilité de fournir un matériel artistique<br />

convaincant. Wow ! Pour le réal bien<br />

sûr (faut pas l’oublier), mais aussi pour<br />

une nouvelle expérience musicale, qui présente<br />

de nouveaux problèmes à résoudre<br />

(…). Cela me donne le sentiment d’exister,<br />

de ne pas créer dans le vide.” Un exercice<br />

noble, certes, et lucratif, mais qui, malgré<br />

tout, ne saurait en aucun cas se substituer<br />

au questionnement profond et existentiel<br />

de l’individu face à la feuille blanche : celui<br />

de la “musica assoluta”. Kézako ? La “musica<br />

assoluta” (musique “en soi”) par opposition<br />

à la “musica applicata” (musique de commande).<br />

Deux concepts bien éloignés, voire<br />

antinomiques. Le truc qui rend bien schizophrène.<br />

On comprend alors ses sautes<br />

d’humeur, au Maestro. Et c’est aussi et<br />

peut-être surtout cette “musica assoluta”<br />

que Morricone a dans la tête depuis qu’il est<br />

enfant. “Mon père jouait de la trompette.<br />

C’est lui qui m’a enseigné la clé de sol et<br />

transmis la passion pour cet instrument.<br />

Puis je me suis inscrit au conservatoire de<br />

Santa Cecilia, à Rome. J’ai fait un cours<br />

d’harmonie complémentaire et ensuite étudié<br />

la composition. J’ai suivi les leçons de<br />

en lui en tant que musicien sans images ?<br />

Alors Ennio fait une sorte de pacte avec luimême.<br />

“Servir” du mieux qu’il peut. Comme<br />

pour donner le change, comme pour se<br />

repentir de son péché de ne pas servir sa<br />

propre voix. De ne pas servir cette “musica<br />

assoluta” qu’il porte en lui, pure et sans<br />

compromis. Il espère ainsi se sauver luimême<br />

et peut-être aussi “sauver” certains<br />

des films dont il accepte d’écrire la musique.<br />

“Je ne me suis pas laissé aller (…). J’ai cherché<br />

à racheter, à me racheter.” Et c’est peutêtre<br />

ce qui donne une teneur si particulière<br />

à sa musique.<br />

Ennio se sent enfermé. Briser les bords de<br />

l’image, pulvériser les écrans, la question<br />

reste épineuse. “Moi, je ne peux jamais être<br />

content en faisant de la musique pour le<br />

cinéma, même si je reconnais qu’il y a beaucoup<br />

d’aspects positifs”, déclare-t-il encore<br />

en 1979 à Miceli. Le cadre, toujours le cadre.<br />

Bien sûr, ses maîtres à penser ont eu à composer<br />

avec des problématiques similaires.<br />

La forme (sonate, fugue, forme<br />

© GETTY IMAGES. DR.<br />

76 | <strong>Rolling</strong> <strong>Stone</strong> | rollingstone.fr<br />

Septembre <strong>2017</strong>

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!