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Rolling Stone 09/2017

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Je me rassois en espérant qu’il va m’adopter, que<br />

je peux mourir tranquille, mais inquiet que les<br />

trois autres journalistes me maudissent pendant<br />

cinq générations pour leur avoir mangé tout leur<br />

temps d’interview.<br />

Je me lance pour une dernière confidence et<br />

explique au Maestro que, petit, j’écoutais le<br />

générique du film À l’aube du cinquième jour, et<br />

que c’est certainement l’un des morceaux qui<br />

m’a donné envie d’écrire de la musique. Le titre<br />

italien doit être très différent. Ennio ne semble<br />

pas comprendre de quoi je lui parle, il baragouine<br />

un truc en italien avec un pli sur le front.<br />

Puis il se lève d’un bond, l’air furieux, je me dis :<br />

C’est bon, j’ai réussi à me torpiller sur la dernière<br />

question. Comme dans un film de Leone, une<br />

goutte de sueur perle sur mon front, lentement.<br />

Mais le plus grand compositeur du monde ne va<br />

pas vers la porte d’entrée, il va vers un piano<br />

caché dans le salon sous une tonne de bibelots,<br />

il soulève le capot, s’assoit et me joue juste pour<br />

moi, l’introduction de À l’aube du cinquième jour.<br />

La goutte de sueur se transforme alors en larme.<br />

Une courte mesure de valse plus tard, je me<br />

retrouve à Abbey Road pour l’enregistrement de<br />

la musique des Huit Salopards de Tarantino que<br />

le Maestro a composée et dirigée.<br />

L’enregistrement est filmé, il règne une atmosphère<br />

électrique dans le studio, quasiment la<br />

même que le duel de l’homme à l’harmonica. Un<br />

peu moins de temps pour échanger et, conforté<br />

par notre précédente rencontre, je passe tout de<br />

suite la seconde.<br />

Je lui demande pourquoi avoir cédé à Tarantino<br />

au bout de temps d’années (il a imploré<br />

Morricone pendant quinze ans de lui composer<br />

une musique originale et, n’obtenant pas de<br />

réponse positive du Maestro, Tarantino allait piocher<br />

dans d’anciennes BO de Morricone). Le<br />

Maestro, en grande forme, me répond : “J’aime<br />

bien Quentin, c’est un très bon réalisateur, qui<br />

aime ma musique, mais j’en avais assez qu’il utilise<br />

n’importe comment mes compositions.” Bim.<br />

Je lui demande pourquoi faire venir son<br />

orchestre de Rome, alors qu’à Londres, il y a les<br />

plus grands orchestres du monde tel que le<br />

London Symphony Orchestra. Léger blanc. Je<br />

regarde la porte de sortie en me disant que j’y<br />

suis allé un peu fort.<br />

Ennio plisse son œil d’enfant derrière ses grosses<br />

lunettes, sourit et dit : “Je préfère travailler avec<br />

mon orchestre ; je peux leur parler en italien, surtout<br />

quand je ne suis pas satisfait.” Ce qui ne<br />

manqua pas d’arriver quand le malheureux clarinettiste<br />

loupa l’entrée à la 57 e mesure de l’ouverture<br />

des Huit Salopards et que le Maestro lui<br />

souffla magistralement dans les bronches.<br />

Il faut croire Hans Zimmer, prince des bandes<br />

originales des plus grandes productions hollywoodiennes,<br />

quand on lui demande qui sont<br />

les trois plus grands compositeurs : “Ennio<br />

Morricone, Ennio Morricone, Ennio Morricone.”<br />

symphonique), le mécène à qui il faut plaire<br />

ou bien encore la mode, tout simplement. Le<br />

film apporte certes ses contraintes, mais<br />

également un nouvel espace d’écriture. Et<br />

c’est dans ce paradoxe que la musique de<br />

film se construit. Pourtant, Ennio ne<br />

regrette rien. Ainsi confesse-t-il en 1990 :<br />

“Je rêvais bien sûr d’écrire un autre type de<br />

musique quand j’étais jeune, mais cela ne<br />

signifie pas que je regrette ce que j’ai fait. Je<br />

pourrai déplorer les œuvres que je n’ai pas<br />

eu le temps de composer, c’est différent.” Le<br />

cinéma lui aurait-il volé trop de temps ?<br />

Morricone veut l’absolu. Mais est-on jamais<br />

proche de la vérité ? “Le grand hobby d’Ennio,<br />

disait son ami Giuliano Montaldo, c’est la<br />

musique. Cela paraît paradoxal ? Et pourtant<br />

non. C’est grâce à elle qu’il se libère.” Lorsqu’il<br />

ne fait pas de musique, il fait donc de la<br />

musique. Comme ça, en marge des films.<br />

Ennio a toujours eu une âme d’explorateur. Le<br />

piolet à la main. Prêt à aller décrocher des<br />

notes inattendues. Comme avec la Nuova<br />

Consonanza, un groupe d’improvisation expérimentale.<br />

Les espaces musicaux nouveaux,<br />

l’avant-garde et la recherche musicale, c’est<br />

son truc. Musique de chambre, orchestre, tout<br />

y passe. Ennio, l’expérimental. Aujourd’hui,<br />

avec le recul, aucun doute qu’il a fini par trancher<br />

entre la musica assoluta et la musica<br />

applicata. Sa production personnelle n’a cessé<br />

d’augmenter inversement proportionnellement<br />

à sa production cinématographique.<br />

Une dizaine d’œuvres entre 1960 et 1980,<br />

contre plus d’une centaine entre 1990 et 2010.<br />

À l’instar de sa musique de film, il opère dans<br />

ce domaine une sorte de syncrétisme de<br />

genres. Atonale, parfois climatique ou<br />

hybride, il crée une musique dont il avait du<br />

reste parfois semé les graines au cours de ses<br />

centaines de collaborations pour le cinéma.<br />

Citons des œuvres comme Ut (1991) ou Totem<br />

secondo (1981), Epitaffi sparsi (1992),<br />

Les espaces musicaux nouveaux,<br />

l’avant-garde et la recherche musicale<br />

c’est son truc. Musique de chambre,<br />

orchestre, tout y passe. Ennio,<br />

l’expérimental.<br />

*** ***<br />

ACCLAMATIONS !<br />

Chaque soir, le Maître reçoit<br />

une standing ovation<br />

de la part du public, comme<br />

de l’orchestre symphonique.<br />

Wow! (1993), Braevissimo I, II, III (1994) ou<br />

même récemment Mass for Pope<br />

Francis (2015), une messe que lui aurait suggéré,<br />

un jour, un moine devant le kiosque en<br />

bas de chez lui. “Vous écrivez de tout, pourquoi<br />

pas une messe ?”<br />

Sa musica assoluta aura-t-elle la force de<br />

celle de ses homologues contemporains du<br />

xx e siècle ? Nono, Berio, Dutilleux ou<br />

encore Stravinsky ou Bach, qu’il aime citer<br />

en référence. Fera-t-il autant preuve de<br />

clairvoyance et de force de langage dans ce<br />

domaine qu’il a pu en avoir dans celui de la<br />

musique de film ? Seule l’histoire le dira. Le<br />

temps révèle par décantation lente le paysage<br />

des œuvres marquantes d’une époque.<br />

Quoi qu’il en soit, sa musique restera en<br />

nous comme un écho. Celui de sa musique<br />

de film bien sûr, mais peut-être aussi un<br />

jour, nous lui souhaitons, comme l’écho de<br />

sa musique tout court.<br />

© GETTY IMAGES<br />

Septembre <strong>2017</strong><br />

rollingstone.fr | <strong>Rolling</strong> <strong>Stone</strong> | 79

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