Rolling Stone 09/2017
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Paul Simon<br />
par sa présence, il s’expose aux critiques. Pour<br />
commencer, il n’a pas parlé à l’ANC et n’a pas respecté<br />
un boycott créé pour empêcher l’Afrique du<br />
Sud d’avoir des échanges de quelque sorte que ce<br />
soit avec le monde extérieur. Il a obtenu l’autorisation<br />
du syndicat des musiciens local, qui ne s’est<br />
pas opposé à ce qu’il enregistre avec ses artistes si<br />
ceux-ci n’étaient pas exploités – il les paye trois<br />
fois plus que ce qu’impose le barème du syndicat<br />
américain –, mais n’a pas demandé l’approbation<br />
des politiciens. “En un sens, Paul a eu beaucoup<br />
de chance d’être coincé dans cette impasse politique,<br />
dit Phiri. Toutes ces controverses ont attiré<br />
l’attention sur l’album, et tout le monde s’est dit :<br />
Écoutons-le… Qu’est-ce que c’est que ce Graceland ?’<br />
Ça a contribué à relancer sa carrière et à faire<br />
connaître la politique de l’Afrique du Sud au<br />
monde entier. Nous transmettions de bonnes et de<br />
mauvaises nouvelles.” “Rétrospectivement, je suis<br />
heureux que ça ait eu lieu, dit Simon aujourd’hui,<br />
parce que, de mon point de vue, il est absurde que<br />
des partis politiques vous dictent ce qui est moral<br />
ou pas.” On accuse aussi Simon d’impérialisme<br />
culturel. Voilà un riche Blanc qui, selon le groupe<br />
de pression Artists Against Apartheid, profite de<br />
gens qui ne peuvent pas prendre part à un libre<br />
échange d’idées, parce qu’ils ne<br />
sont tout simplement pas libres.<br />
Le journaliste Jan Fairley avait<br />
même lancé : “Les gens avec lesquels<br />
il a travaillé étaient brillants<br />
et lui n’était qu’un imitateur, prenant<br />
leur train en marche.” “Je<br />
n’avais rien, tout a été fait là-bas,<br />
à l’exception de ‘Gumboots’, qui<br />
était écrite avant que j’arrive, rappelle<br />
Simon. S’ils ne comprenaient<br />
pas ce dont je parlais d’un point de vue conceptuel,<br />
une fois qu’on l’avait enregistré et qu’ils venaient<br />
l’écouter en cabine, ils pouvaient voir ce que je<br />
faisais, ce mélange de sons. Je modifiais la<br />
musique en partant de ce qu’ils jouaient, j’ajoutais<br />
des ponts et d’autres choses, pour la rendre<br />
formellement plus proche de quelque chose avec<br />
quoi je serai capable de travailler après l’enregistrement<br />
et qui ressemble à notre musique<br />
populaire. C’était une autre façon de faire des<br />
chansons, pas comme m’asseoir dans ma chambre<br />
avec une guitare et écrire une chanson, méthode<br />
que je ne voulais plus utiliser. Je voulais faire un<br />
disque que j’aimerais et ensuite penser aux chansons,<br />
par opposition à écrire une chanson, aller<br />
en studio, la montrer aux musiciens et, avec un<br />
peu de chance, obtenir le disque que je voulais. La<br />
plupart du temps, le résultat n’était pas satisfaisant.”<br />
L’Afrique du Sud se dirigeant vers l’état<br />
d’urgence, Simon se décide à partir, avec cinq<br />
chansons enregistrées, dont “The Boy in the<br />
Bubble”, “Graceland” et “I Know What I Know”.<br />
Trois mois plus tard, il invite Phiri, Khumalo et le<br />
batteur Isaac Mtshali à New York pour les séances<br />
qui produiront “You Can Call Me Al” et “Under<br />
African Skies”. Après ça, les choses se ralentissent.<br />
Il passe encore du temps en studio, avec l’expatrié<br />
sud-africain Morris Goldberg au penny<br />
whistle et au sax, le joueur de pedal steel de<br />
King Sunny Ade, Demola Adepoju, Don et Phil<br />
Everly et, ravivant la controverse, Linda<br />
Ronstadt, vétéran de Sun City – “Simon utilise<br />
de l’essence pour éteindre des bougies d’anniversaire”,<br />
soutient le critique Nelson George. Il<br />
essaye aussi de rendre cette musique familière<br />
à son public. Presque un an plus tard, après<br />
avoir correspondu avec le chanteur Joseph<br />
Shabalala par courrier, Simon rencontre le<br />
groupe zoulou de chant a cappella Ladysmith<br />
Black Mambazo à Abbey Road. Il y arrange<br />
rapidement et enregistre avec eux ce qui est<br />
sans doute le meilleur argument de vente du LP,<br />
“Homeless”. L’album étant censé sortir en<br />
juin 1986, le groupe de Graceland et Ladysmith<br />
sont programmés dans Saturday Night Live<br />
en mai, mais Warner repousse la date de sortie<br />
à l’automne. Ayant du temps à tuer, l’ensemble<br />
répète une chanson totalement nouvelle,<br />
“Diamonds on the Soles of Her Shoes”, et la joue<br />
pour les téléspectateurs. La réaction est telle<br />
qu’ils retournent illico en studio pour une dernière<br />
séance.<br />
“ LORS DE SA SORTIE,<br />
L’ALBUM SE VENDRA<br />
À 150 000 EXEMPLAIRES<br />
EN AFRIQUE DU SUD ”<br />
Quand le lp sort, il est accueilli<br />
par une approbation quasi unanime…<br />
pendant environ un mois.<br />
Puis les gens commencent à poser<br />
des questions, pas sur le Graceland chanté par<br />
Simon, mais sur l’État paria dans lequel il a enregistré.<br />
Il est traité de profiteur, accusé<br />
d’impérialisme, de viol d’embargo, de légitimer<br />
le gouvernement de l’apartheid et de voler la<br />
musique sud-africaine pour donner un vernis<br />
d’intérêt à des textes “étriqués, comme d’habitude”.<br />
Artists Against Apartheid appelle au<br />
boycott de l’album et les Nations unies menacent<br />
de le mettre sur liste noire, bien qu’il soutienne<br />
n’avoir violé aucun embargo, puisqu’il n’a pas joué<br />
en Afrique du Sud. Cependant, l’avis de Phiri sur<br />
la question de savoir à qui la musique appartient<br />
est plus poétique : “Paul Simon a écrit sur les diamants,<br />
mais il ne possède pas la mine.”<br />
Puis vient la tournée : la présence de Masekela et<br />
Makeba, sur les conseils du premier, donne à la<br />
fois une crédibilité anti-apartheid à Simon et du<br />
grain à moudre aux critiques. Si la presse demandait<br />
au trompettiste pourquoi il était là, dit<br />
Simon, sa réponse était : “Putain, qu’avez-vous<br />
jamais fait, vous personnellement, pour l’Afrique<br />
du Sud ?” Mais le plus inquiétant, peut-être, c’est<br />
que le gouvernement de Pretoria semble adorer<br />
l’album, l’encensant comme une preuve que l’engagement<br />
constructif et – bizarrement – que le<br />
développement séparé fonctionnent. Il se vend<br />
bientôt à 150 000 exemplaires, ce qui en fait le<br />
plus grand succès dans le pays depuis Thriller.<br />
L’affaire, heureusement, se termine<br />
bien. Graceland se vend à<br />
14 millions d’exemplaires dans le<br />
monde ; Ladysmith Black Mambazo<br />
deviennent des superstars, arrivant en tête des<br />
charts internationaux des albums avec leur<br />
best of, The Star and the Wiseman ; Khumalo<br />
reste l’un des hommes à tout faire de Simon pour<br />
les enregistrements et les tournées ; et Phiri se<br />
voit décerner en avril un prix pour l’ensemble de<br />
son œuvre par l’industrie musicale sud-africaine.<br />
Plus important, l’apartheid lui-même s’effondre,<br />
après la libération d’un grand nombre de prisonniers<br />
politiques en 1990. Tout le monde sort<br />
gagnant. Avec le temps, il devient acceptable<br />
pour ceux qui s’étaient regroupés contre l’album,<br />
comme Fairley, Billy Bragg ou Dali Tambo<br />
d’Artists Against Apartheid, d’admettre en aimer<br />
la musique. En 1992, Simon est<br />
invité par le syndicat des musiciens<br />
à jouer en Afrique du Sud et,<br />
après le concert, il rencontre le<br />
futur président du pays au cours<br />
d’une réception de l’ANC. Alors<br />
que dire si Graceland a reçu l’approbation<br />
de Nelson Mandela…<br />
“Je dois dire ceci, dit Herman, pour<br />
beaucoup de ces musiciens, c’est<br />
l’album le plus africain sur lequel<br />
ils aient joué. C’est un fait. C’est ironique, mais<br />
prenez Ray Phiri, vous ne trouverez pas un disque<br />
auquel il ait participé qui soit plus africain, et<br />
Paul Simon a tiré le meilleur de ce mec.”<br />
Vingt ans plus tard, c’est sur la<br />
scène du Hard Rock Festival de<br />
Londres que Simon savoure cette<br />
revanche et célèbre cet album magnifique.<br />
Visionnaire est un métier difficile : “Cela ne<br />
me fait pas tout à fait plaisir”, signalait alors le<br />
chanteur quelques heures avant de monter sur<br />
scène. “Si quelqu’un m’avait dit, ‘Écoute, on ne<br />
veut vraiment pas que tu ailles là-bas,’ je ne pense<br />
pas que j’y serais allé, mais personne ne l’a fait,<br />
donc je n’étais pas conscient de ce qui se passait.<br />
Pour ce qui est des regrets, non, je n’en ai pas, parce<br />
que le dénouement a été heureux.” Le dernier mot,<br />
cependant, appartient à un Sud-Africain.<br />
“Graceland, c’était il y a vingt-cinq ans, dit Phiri.<br />
J’ai la chance de faire partie d’une troupe possédant<br />
une conscience. Peut-être que des erreurs ont<br />
été commises, mais qui sommes-nous pour juger<br />
les autres ? Et je me moque de savoir qui les a<br />
faites, la vérité c’est que nous avons avancé, en<br />
tant que peuple et en tant que pays.”<br />
82 | <strong>Rolling</strong> <strong>Stone</strong> | rollingstone.fr<br />
Septembre <strong>2017</strong>