PDF - 7.1 Mo - Numéro Zéro #1
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Foi et répression intériorisée<br />
À propos du livre de Mesa Selimovic, Le derviche et la mort<br />
par Jérôme Diacre<br />
« Toute une vie d’efforts pour arriver à ces ténèbres humides, à cette cécité totale.* » M. Sélimovic<br />
Mesa Selimovic est un écrivain de Bosnie-Herzégovine né le 26 avril 1910 et mort à Belgrade le 11 juillet 1982.<br />
Il fit ses études à Belgrade et, tout au long de sa carrière d’écrivain et universitaire, il reçut toutes les plus hautes<br />
distinctions littéraires de Yougoslavie. Parmi ses œuvres majeures, il faut compter Le Derviche et la <strong>Mo</strong>rt, écrit de<br />
1962 à 1966, traduit en français par Mauricette Bejic et Simone Meuris en 1977.<br />
C’est le récit un jeune derviche sous le règne autoritaire de l’Empire Ottoman. Face à l’injuste emprisonnement et<br />
exécution de son frère Harun, cet homme de foi, Ahmed Nurudin, malgré son profond respect des règles de la<br />
religion, va basculer dans une rage qui emportera tout. Entouré d’autres religieux, d’un riche commerçant, d’amis…<br />
il va lentement descendre aux enfers. Ce monologue intérieur quasi permanent nous saisit : on souffre avec lui<br />
de son impuissance à agir. Doutant de tout, de son statut de derviche face aux militaires brutaux, de l’impérieuse<br />
nécessité d’agir pour réparer l’injustice, du soutien de ses amis et, au bout du compte de sa foi même, il va entrer<br />
dans une folie où plus aucun repère ne pourront le guider.<br />
Ce roman fleuve est celui d’une tragédie épique. A la manière d’une initiation inversée, celle du mal, Ahmed<br />
Nurudin va se découvrir lui-même à travers ses doutes et ses impuissances jusqu’à la folie et l’oubli de soi dans<br />
la violence irraisonnée. Structuré en XX parties, chacune introduite par une sourate du Coran, le mouvement<br />
général du livre correspond à un lent effondrement jalonné d’espoirs vaincus… D’une violence sourde, le roman<br />
dresse le portrait d’une bonté et d’une sincérité anéantie.<br />
1 – SITUATION (une terre inhabitable)<br />
« L’espace nous accapare. Nous ne possédons de lui que ce que l’oeil peut parcourir. Mais il nous épuise, nous<br />
effraie, nous appelle, nous chasse. Nous nous imaginons qu’il nous voit, mais nous n’avons aucune importance<br />
à ses yeux, nous disons que nous le maîtrisons mais nous ne faisons que profiter de son indifférence. La terre<br />
ne nous est pas propice. La foudre et les vagues ne sont pas pour nous, nous sommes en elles. L’homme n’a<br />
pas sa véritable demeure, il l’arrache à des forces aveugles. C’est un nid étranger, la terre ne pourrait être que<br />
la demeure de monstres capables de supporter les malheurs dont elle est prodigue. Personne d’autre. Ce<br />
n’est pas la terre que nous conquérons, mais un pouce de sol où poser notre pied, ni une montagne, mais une<br />
image visuelle, ni la mer, mais sa mouvante masse et le reflet de sa surface. Nous n’en possédons que l’illusion,<br />
c’est pourquoi nous nous accrochons à elle. Nous sommes d’une autre essence que ce qui nous entoure, sans<br />
aucun lien possible. Le développement de l’homme devrait tendre à ce qu’il perde conscience de lui-même.<br />
La terre est inhabitable, comme la lune, et nous nous leurrons en pensant que c’est là notre vraie demeure, car<br />
nous n’avons pas où aller. Elle est bonne pour les insensés, ou pour les invulnérables. L’issue, pour l’homme,<br />
sera peut-être de retourner en arrière, de redevenir simple énergie.* »