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PDF - 7.1 Mo - Numéro Zéro #1

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aporie. Il doit distinguer l’expérience esthétique de l’expérience ordinaire,<br />

pour ensuite rétablir leur continuité. Mais le fait de la séparation entre ces<br />

deux types d’expérience n’est pas celui d’une discontinuité originaire : il est<br />

la conséquence de processus socio-historiques. « Pour se faire l’avocat de<br />

l’intégration de l’art dans la vie, J. Dewey doit établir que leur opposition<br />

convenue n’est pas le produit d’une incompatibilité inévitable ; il y parvient<br />

non pas en menant une analyse conceptuelle pointilleuse, mais au moyen<br />

d’une généalogie historico-politique et socio-économique. La faille qui<br />

existe entre le pratique et l’esthétique n’est pas un mal nécessaire, mais<br />

une catastrophe historique 4 . »<br />

Le lien entre l’art et la vie, avant que le musée ne les dissocie en plaçant l’art<br />

à part, est en même temps celui qui met en rapport la praxis et l’esthétique.<br />

Il s’agit pour John Dewey de replacer l’art et l’esthétique dans un champ<br />

élargi, où ils sont compris comme interaction avec les autres sphères constitutives<br />

de la vie et de l’expérience collectives : « Dewey entame l’exposé<br />

de sa théorie en évoquant l’exemple de la société esthétiquement plus<br />

intégrée de la Grèce antique, dans laquelle les bonnes actions étaient aussi<br />

décrites comme belles […] et où les arts étaient “une partie si intégrante de<br />

la vie et des institutions de la communauté que l’idée même de ‘l’art pour<br />

l’art’ n’eût pas été comprise” ». J. Dewey poursuit en suggérant, en termes<br />

très généraux, certaines « raisons historiques expliquant l’émergence de<br />

la conception cloisonnée des beaux-arts » ; cela, non pas dans le souci<br />

d’une histoire exhaustive, mais pour saper notre « conception d’un art de<br />

musée ». La séparation entre l’art et les autres formes de l’expérience, ainsi<br />

qu’entre ces formes elles-mêmes, découlent de la conjonction de plusieurs<br />

processus historiques, émergeant avec l’avènement de la société moderne<br />

capitaliste. « Il ne suffit pas de prétendre que l’absence de relation organique<br />

des arts avec les autres formes de culture s’explique par la complexité<br />

de la vie moderne, par ses nombreuses spécialisations, et par l’existence<br />

simultanée de nombreux centres de culture divers dans différentes nations<br />

qui échangent leurs œuvres mais ne forment pas des parties d’un tout social<br />

inclusif. Ces choses sont suffisamment concrètes, et leur effet sur le statut<br />

de l’art relativement à la civilisation actuelle peut être aisément découvert.<br />

Mais le fait significatif est celui d’une rupture généralisée 5 » : cette rupture<br />

totale, dont découle la séparation entre l’art et le reste de l’expérience, est<br />

le fruit de la fragmentation de l’expérience moderne en général, et « puisque<br />

la religion, la morale, la politique, les affaires possèdent leur propre<br />

compartiment, au sein duquel il est bon qu’elles demeurent, l’art, lui aussi,<br />

doit avoir son propre domaine privé et réservé . » (p. 41)<br />

Les processus historiques, économiques et politiques, qui ont permis une<br />

compréhension restrictive de l’art aux seuls Beaux-arts, en faisant de l’art<br />

un art de musée, et en le séparant du même coup des autres formes de<br />

l’expérience et de la vie collective, émergent avec le nationalisme et l’impérialisme,<br />

à partir desquels « chaque capitale se doit de posséder son propre<br />

musée. » (p. 26) Par ailleurs, le capitalisme, ainsi que le caractère international<br />

du commerce et de l’industrie a « détruit le lien entre les œuvres d’art<br />

et le genius loci dont elles ont été autrefois l’expression naturelle. » (P. 28)<br />

Les œuvres d’art deviennent alors « des spécimens des beaux-arts. En outre,<br />

les œuvres d’art sont à présent produites, comme les autres articles, pour<br />

être vendues sur le marché. Le mécénat économique […] a été dissout dans<br />

le caractère impersonnel du marché mondial 6 . » Et l’artiste est écarté des<br />

formes de la vie collective par l’industrie mécanisée, où il « ne peut travailler<br />

de façon mécanique pour la production de masse. Il est moins intégré<br />

qu’autrefois dans le flot normal des services sociaux. […] Les artistes ont<br />

l’impression qu’il leur appartient d’aborder leur travail comme un moyen<br />

à part/isolé d’“expression de soi” 7 . »<br />

La réunion de ces processus que sont le nationalisme, l’impérialisme,<br />

le capitalisme et l’industrialisation établit « les conditions qui créent le<br />

gouffre existant généralement entre le producteur et le consommateur<br />

dans la société moderne », entre l’art et les autres formes de l’expérience,<br />

et « contribuent à la création d’un abîme entre l’expérience ordinaire et<br />

l’expérience esthétique 8 . » Relativement à la généalogie de ces processus,<br />

on peut remarquer qu’ils sont le fruit, non pas d’une essence interne à<br />

l’art et à l’esthétique, mais bien plutôt de conditions historiques qui lui<br />

sont extérieures.<br />

Penser l’art comme expérience sert à John Dewey d’outil conceptuel apte<br />

à décloisonner l’autonomie de l’expérience esthétique et de l’activité artistique,<br />

en établissant leur continuité avec d’autres sphères d’activité<br />

et d’autres formes d’expérience, qui se voulaient elles aussi autonomes.<br />

Dans sa volonté de dépassement de ces discontinuités, séparations et<br />

divisions, on pourrait effectivement décrire l’esthétique de J. Dewey<br />

comme une esthétique de la continuité : « […] un des thèmes les plus<br />

importants de Dewey dans le domaine esthétique comme ailleurs […] »<br />

est « […] le thème de la continuité. Contrairement à la philosophie analytique<br />

(et peut-être dans la lignée de l’opposition Kant-Hegel), Dewey<br />

préfère établir des liens plutôt que des distinctions. Il tient en particulier<br />

à réunir les aspects de l’expérience et de l’activité humaine qui ont été<br />

divisés par la spécialisation et la fragmentation de la pensée, et plus encore<br />

par les institutions cloisonnantes dans lesquelles une telle pensée<br />

s’est inscrite et renforcée 9 . »<br />

Or, comme expérience, l’art est avant tout l’activité par laquelle une communauté<br />

interagit avec son environnement : il n’est donc pas à considérer<br />

indépendamment de son ancrage dans les formes de la vie quotidienne.<br />

L’activité créatrice d’une communauté humaine s’exprime à l’origine dans<br />

sa vie matérielle, sociale et politique. Et là réside l’existence politique et<br />

sociale de l’art, dans la relation organique qu’il tisse avec les formes de la<br />

vie commune, moyennant sa mise en avant de l’expérience de la vie commune.<br />

L’art d’une communauté opère le lien entre les différentes sphères<br />

constitutives (pratique, éducative, sociale, institutionnelle) de l’expérience<br />

de cette communauté. Il évolue dans une sphère indistincte de la vie<br />

commune : il est interaction en son sein et avec elle. Il est forme de la vie<br />

commune avant d’être forme de l’art. John Dewey remarquait déjà, en<br />

tentant de définir la forme esthétique, sa similitude avec la forme sociale :<br />

« Une relation sociale est affaire d’affects et d’obligations, de transactions,<br />

de générations, d’influences et de modifications mutuelles. C’est en ce<br />

sens-là qu’il faut entendre “relation” quand le terme est employé pour<br />

définir la forme dans l’art. » (p. 168)<br />

Dès les premières pages de son ouvrage, John Dewey pose la nature du<br />

problème, qui « est de rétablir la continuité entre l’expérience esthétique<br />

et les processus normaux de l’existence. » (p. 29) Il note que « […] l’art<br />

est toujours le produit dans l’expérience de l’interaction d’êtres humains<br />

avec leur environnement. » (p. 273) Le point de départ des artistes et<br />

de n’importe quel être vivant, c’est le monde et l’environnement dans<br />

lesquels ils évoluent. John Dewey exprime une « conception de l’art qui<br />

le relie aux activités de la créature vivante dans son environnement »

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