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PDF - 7.1 Mo - Numéro Zéro #1

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La Stratégie de Schéhérazade<br />

ou Comment le storytelling scénarise la déréalisation<br />

par Serguei Wolkonsky<br />

« Quand elle est régie par des rapports de production capitalistes, l’histoire<br />

est comparable à l’action inconsciente de l’individu qui rêve : elle est certes<br />

faite par les hommes, mais sans plan ni conscience, pour ainsi dire comme<br />

dans un rêve. » Rolf Tiedemann<br />

Mythomanie ou « mythographie » ?<br />

Dans la société du rêve, chaque destin se voit affublé d’un capital « mythographique<br />

». Chacun a son histoire et toutes se valent. Le récit se nourrit de la<br />

participation de ses personnages et de leur capacité à faire valoir un itinéraire<br />

dans la narration. Le récit maintient les personnages dans une égalité rêvée. La<br />

consommation devient aventure, l’acte d’achat une communion au mythe de<br />

la marque. Les problèmes eux-mêmes sont « mythologisés », ce qui permet<br />

d’éviter d’avoir à regarder en face les phénomènes qui sont critiqués comme<br />

participant de la crise du capitalisme, ou de présenter cette société du rêve<br />

qu’est devenu le capitalisme sous une forme si dénaturée que la critique<br />

favorise finalement une complaisance parasitaire à son égard.<br />

L’invention du « métasilence »<br />

Le storytelling redécouvre le mythe en tant que structure fondamentale permettant<br />

à l’homme d’agir sur le monde et de rassembler les éléments nécessaires<br />

à la construction de son point de vue, mais à la différence du mythe,<br />

il cesse d’être parole. Si le mythe est un métalangage, le storytelling est un<br />

« métasilence », c’est-à-dire un silence qui nous parle de notre incapacité à<br />

formuler des projets véritables, car, en définitive, ce recours systématique aux<br />

supposés bienfaits du récit est un leurre, une « stratégie de Schéhérazade »<br />

qui vise à gagner du temps.<br />

La forme d’oubli du mensonge<br />

L’opacité des grands mythes hérités de l’Histoire se reconstruit dans le plein<br />

jour des petites histoires liées à nos croyances ultramodernes. Quand tout<br />

devient mythe, du baril de lessive au burger en passant par une galaxie d’objets,<br />

de marques et d’ego reboostés au récit de leur illusoire unicité, tout<br />

devient alors vérité, le mythe n’étant plus lui-même que la forme d’oubli du<br />

mensonge.<br />

Le pouvoir qui se voit réduit dans son exercice à faire adopter des décisions<br />

techniques prises par des instances extra-démocratiques, voire extra-nationales,<br />

a trouvé dans la pensée narrative un moyen d’administrer ses propres<br />

vacances. Dès lors, l’activité pseudo-décisionnelle de l’état sera scénarisée,<br />

tout comme la vie de ceux qui ont été élus pour gouverner à l’intérieur de<br />

leur propre récit.<br />

Il est à cet égard assez significatif que le storytelling ait fait son apparition<br />

aux États-Unis sous la présidence d’un ancien acteur d’Hollywood : ce fait<br />

autorise les gourous du storytelling à nous faire croire qu’ils pouvaient faire<br />

élire à la Maison Blanche n’importe quel homme, pourvu qu’il sache raconter<br />

des histoires ou les interpréter.<br />

Dans « narration », il y a « nation »<br />

Le rêve américain n’est sans doute que l’assemblage des success-stories<br />

d’hommes et de femmes exemplaires, élevés au rang de légendes, dont les<br />

noms clignotent comme des enseignes entre deux rangées de gratte-ciels.<br />

Ceux-là ont créé leurs propres récits. Ils ont vendu leurs marchandises dans un<br />

emballage de rêves grand public. Ils sont devenus des marques ou ont marqué<br />

leur temps. Dans un pays où le récit s’est emparé, à tous les niveaux de la vie<br />

sociale, de l’imaginaire individuel et collectif, un homme sans histoire a en effet<br />

peu de chance de se faire entendre et d’être élu. L’horizon du récit américain,<br />

c’est la nation de tous les possibles, où l’émigré va pouvoir, chapitre après<br />

chapitre, vivre et se raconter. Peu importe le destin. C’est le récit qui compte.<br />

Un destin qui ne se raconte pas est improductif. Ce qui fonde la légitimité d’un<br />

récit, à notre époque, c’est sa valeur d’usage : le récit doit servir un profit, une<br />

plus-value de narration qui tend à devenir monnaie. En dépit de son inscription<br />

très marquée dans le temps présent, l’imaginaire du storyteller n’est pas très<br />

éloigné de celui du mage-lieur. Sa conception du pouvoir est éminemment<br />

magique. Il en va des entreprises et des nations comme des hommes. Après<br />

l’Histoire, les États-nations ont compris qu’ils devaient se raconter pour être.<br />

Les États-Unis ont inventé, en ce qui les concerne, l’état-narration. Devenir<br />

américain, c’est entrer dans une légende. Réalise socialement le rêve américain<br />

celui qui le réalise au sens hollywoodien du terme, c’est-à-dire celui qui le met<br />

en récit au moyen de sa propre réussite, en dirigeant ainsi le rêve des autres.<br />

La réalité comme enjeu de pouvoir<br />

Historiens, juristes, pédagogues, physiciens, économistes, psychologues…<br />

Aujourd’hui, chacun veut mettre en récit sa participation au monde avec l’intention<br />

plus ou moins déclarée de constituer ainsi une réalité. Chacun y va de<br />

sa petite histoire en espérant augmenter sa propre crédibilité et peu importe<br />

si ces récits juxtaposés deviennent un substitut aux faits et aux arguments<br />

rationnels. Il y a une prime à l’émotion pour celui qui sait raconter la bonne<br />

histoire au bon moment. Bien plus que s’assurer une prise sur le réel, cette<br />

gymnastique est présentée dans les manuels de storytelling comme l’une des<br />

clefs du pouvoir. Scénariser la réalité selon ses propres désirs, voilà le grand<br />

fantasme à une époque où l’avènement du jeu célèbre dans ses fictions nos<br />

qualités de personnages, en endormant, sur le plan de la consistance, notre<br />

vitalité de citoyens. La story n’est aucunement philanthrope. Elle vise à nous

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