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PDF - 7.1 Mo - Numéro Zéro #1

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que portugais Almeida Garrett comparaît à « une délicieuse piqûre d’une<br />

cruelle épine ». Il se manifeste encore le long des dérives nocturnes du<br />

photographe Cassio Vasconcelos au cœur de la mégalopole de São Paulo,<br />

labyrinthique par ses innombrables tentacules et ses tortueux méandres.<br />

Nous achèverons ce parcours en convoquant conjointement quelques<br />

exemples extraits des œuvres du photographe-paysagiste Ze Frota, faisant<br />

du paysage recouvert d’un voile l’espace d’une étrange étrangeté, vibrante,<br />

agissante et haptique, telles de véritables sensations tactiles. André Paolielo<br />

confère quant à lui au « genre paysage » une certaine aura ascétique et<br />

sublime, nous renvoyant en ce sens à ce que Gilbert Durand nomma en<br />

son temps une épiphanie, cette apparition mystérieuse qui donne lieu à<br />

l’expression de l’indicible 5 .<br />

Le propre de la photographie est d’être une image-double : elle combine<br />

un temps présent (de l’acte et de la perception) et un temps passé (celui<br />

du souvenir). Une des spécificités du temps présent de la saisie et de la<br />

production d’une image réside justement dans le fait qu’elle fait aussi bien<br />

appel à un futur immédiat (lors de sa révélation), tout en se référant à un<br />

temps passé de ce qu’elle vient d’enregistrer. Pour Philippe Dubois, elle est<br />

le résultat d’un écart, partagée dans un entre-deux, qui nous sépare de<br />

l’objet sensible et de sa représentation : « Et tant qu’on est dans cet entre<br />

- deux, tous les doutes sont permis. [...]. L’image, encore virtuelle, fantasme<br />

d’image, ne cesse pas de courir tous les risques, tous les rêves 6 . » Cette<br />

« mise en boîte » de l’objet s’inscrit dès lors dans une mise en abyme du<br />

temps. Si l’image ne cesse alors de « courir tous les risques, tous les rêves<br />

», nous sommes ici tentés de leur donner vie de nouveau, mais ces figures<br />

inhabitées nous renvoient a contrario vers une cruelle sensation de mort,<br />

de finitude. Par sa fonction à la fois matérielle et symbolique d’archive,<br />

en tant qu’empreinte mnémonique de l’événement, l’image nous mène à<br />

questionner cette épiphanie, consignée ici au fond de l’image, induisant<br />

un possible écart de temps, par sa lecture anachronique, et de sens. Cet<br />

écart est une sorte d’entre-deux, situé dans l’intervalle qui sépare notre<br />

réception d’une image et notre jugement esthétique, validation finale du<br />

contenu qu’elle re-présente, depuis l’instant de sa captation vers le lieu de<br />

sa monstration. Jean-Luc Nancy souligne à ce propos : « C’est ainsi qu’il y<br />

a une monstruosité de l’image : elle est hors du commun de la présence<br />

parce ce qu’elle en est l’ostension, mais comme exhibition, comme mise<br />

au jour et mise en avant 7 . »<br />

Si l’archive évidemment, résulte d’une trace (écrite, photographique) 8 , elle<br />

devient dès lors un lieu de sélection, d’organisation et de classification. En<br />

tant que lieu de consignation de l’évènement, et donc du temps, elle ne<br />

cesse en contrepartie, par son dévoilement, de modifier notre lecture de<br />

l’histoire et du monde. Or, tout comme la trace, l’essence de l’archive ne<br />

peut être complète que si elle appelle, en contrepartie, la possibilité de<br />

sa propre destruction 9 . Cette lutte pour sa propre survivance dont l’issue<br />

peut s’accomplir au risque d’une totale disparition, trouve ainsi forme dans<br />

l’œuvre singulière de Rosângela Rennó :<br />

« Je pense qu’ici est entrée l’idée de mon archivage. Ce sont des centaines,<br />

des milliers de photos mentionnées, jour après jour, dans les journaux.<br />

Chaque photographie que vous avez vue ou chaque commentaire<br />

sur une image que vous n’avez pas vu est oublié le jour suivant. [...] Si<br />

je le pouvais, j’archiverais tous les portraits du monde. » 10<br />

Alors, soucieuse du risque de disparaître dans la source de sa consignation,<br />

l’image photographique vient se recouvrir à nouveau d’un voile fin<br />

et ténu, nous mettant à distance de ce qui se situe à la limite du visible,<br />

et qui pourtant ressurgit, selon le regard qui la parcourt. Survient donc<br />

ce portrait photographique extrait d’une série intitulée Série rouge – militaires<br />

[Serie vermelha – Militares]. L’artiste procède ici à une réappropriation<br />

d’images d’archives d’officiers militaires collectées à travers le<br />

monde, mais pas de n’importe quels officiers : certains reconnaissables à<br />

leurs insignes cousus à leur veste, nous devinons que la majorité d’entre<br />

eux ont été engagés au service de régimes fascistes ou militaristes. Pour<br />

autant, ce n’est pas la reconnaissance de ces insignes qui font l’intérêt<br />

de ces œuvres. Chacune d’entre-elles est recouverte d’une fine pellicule<br />

de teinte rouge, sur la totalité de leur surface, comme un palimpseste<br />

unitaire, rendant toute tentative de lecture difficile. Le voile de couleur<br />

rouge (comme un voile « sanguin »), additionnée par l’outil numérique,<br />

plonge la figure vers le fond de l’image, et joue de la distance entre le<br />

proche et le lointain, contingente au dedans et au dehors du cadre de<br />

représentation [Fig. 1].<br />

Son effet est d’autant plus surprenant qu’il ne surgit pas de l’image à<br />

première vue, mais nécessite au contraire un temps d’accoutumance,<br />

de la même manière que l’image n’apparaît qu’à une distance proche.<br />

Lointaine, elle ne devient alors qu’un simple aplat monochrome. Outre le<br />

fait de rendre compte d’une réappropriation transgressive, dérangeante,<br />

du régime de l’archive, il n’est plus question ici de traiter d’une photographie<br />

à part entière. Mais d’un tableau spécifique où l’artiste : « fait jouer<br />

la propriété du tableau d’être non pas du tout un espace en quelque<br />

sorte normatif dont la représentation nous fixe ou fixe au spectateur un<br />

point et un point unique d’où regarder, le tableau apparaît comme un<br />

espace devant lequel et par rapport auquel on peut se déplacer 11 . »<br />

Face à l’image, nous finissons donc par atteindre quelquefois son seuil,<br />

séparés par un voile, qui nous maintient proches et distants à la fois.<br />

Résistante dans la matière même de son empreinte, elle semble nous<br />

éloigner tout en nous conviant à pénétrer au plus profond de son cœur<br />

sensible, de son essence même. Elle se présente comme une énigme<br />

dont la résolution n’est saisissable qu’au terme du trajet minutieux et<br />

attentif de notre regard qui en parcourt la surface 12 . Mais au-delà d’une<br />

question de regard, ces portraits interrogent notre place en tant que<br />

spectateur. Revenons et concentrons-nous au contraire plus en détail<br />

sur le portrait présenté précédemment, que l’on suppose être celui d’un<br />

officier japonais, au vu des insignes cousues sur les manches de sa veste :<br />

impassible, il nous fait face et nous met au défi. Alors : « chacun devant<br />

l’image – si nous nommons image l’objet, ici, du voir et du regard – se<br />

tient comme devant une porte ouverte dans le cadre de laquelle on ne<br />

peut pas entrer : l’homme de la croyance vient y voir quelque chose<br />

au-delà 13 . »<br />

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