Eva Watson-Schütze, portrait de John Dewey à L’Université de Chicago, 1902, domaine publique.
Au risque de l’aporie : art et expérience chez John Dewey par Bamba Gueye « À quelle profondeur l’art pénètre-t-il l’intimité du monde ? Et y a-t-il, en dehors de l’artiste, d’autres formes artistiques ? L’œuvre d’art, quand elle apparaît sans artiste, par exemple. Comme corps, comme organisation […]. Dans quelle mesure l’artiste n’est qu’une étape préliminaire. Que signifie le « sujet » ? Le monde comme œuvre d’art s’engendrant elle-même 1 . » Le constat de notre monde est celui d’une division des pratiques, où chacune d’elle tend à faire d’elle-même une spécialité toujours plus spécialisée. L’art, le politique, la pédagogie, la philosophie, la technique, fonctionnent come autant de domaines séparés : les artistes font de l’art, les philosophes font de la philosophie, les politiciens font de la politique, etc. Toutes ces pratiques sont cependant indissociables de l’expérience commune, et c’est la fidélité à cette expérience, l’ensemble d’où elles émerge, qui appelle la nécessité critique à manifester des modes de résonance entre elles. Penser la communauté de l’expérience, plutôt qu’exacerber sa division et sa séparation. Il s’agira ici de mettre en rapport, à partir de deux écrits de John Dewey, L’Art comme expérience et <strong>Mo</strong>n Credo pédagogique, les deux domaines pratiques que sont l’art et la pédagogie, et à explorer le lieu de leur rencontre : le décloisonnement de la pédagogie vers l’art et de l’art vers la pédagogie. La question plus générale découlant de cette mise en rapport consiste à opérer la critique de la séparation des pratiques en différents secteurs d’activités spécifiques, c’està-dire en même temps à penser le lieu de leur communauté : une fois encore, décloisonnement et porosité entre les différents modes de l’expérience, et en particulier entre l’art et la pédagogie. L’Art comme expérience, de John Dewey, nourrira ce décloisonnement. Décrire l’art comme expérience revient à le relier à la totalité des formes de l’expérience. Et un des enjeux de l’écrit de John Dewey se propose effectivement de penser « la fonction de l’art par rapport à d’autres modes de l’expérience. » D’un côté, « la seule chose à dire sur l’art, c’est que c’est une chose en soi. L’art est art en tant que tel et laissons tout le reste au reste. L’art en lui-même n’est rien d’autre que de l’art. L’art n’est pas ce qui n’est pas de l’art. » Mais d’un autre côté, et de manière paradoxale, « l’art est de l’art pour autant qu’il est aussi du non-art, autre chose que de l’art 2 . » L’intuition du présent questionnement se situe dans la deuxième branche de l’alternative, c’est-à-dire dans la rencontre entre l’art et le reste de l’expérience. Relier l’art et le non-art, c’est en effet penser l’art en fonction de son interaction avec les formes de l’expérience commune, et en même temps penser ces formes du point de vue de l’art. Le concept d’art risque toujours, dans cette optique, de perdre sa raison d’être, si nous voyons toutefois en lui un mode d’expérience spécifique, c’est-à-dire isolé et détaché des autres modes de l’expérience. John Dewey commence son ouvrage en faisant le constat suivant : dans la société industrielle occidentale, il y a coupure et rupture entre les formes de l’art et les formes de la vie commune. L’art évolue dans une sphère séparée de la vie, et l’expérience commune est fragmentée en différentes sphères d’activité spécifiques : l’interaction entre l’être vivant et son environnement est rompue. La volonté de rétablir la continuité entre l’art et la vie part effectivement du constat de leur séparation et de leur rupture : nous pouvons trouver, dans les expériences que nous ne considérons pas généralement comme esthétiques, les germes et les racines de l’expérience esthétique, c’est-à-dire jamais, à proprement parler, l’expérience esthétique elle-même. Il y a donc bien une différence entre l’expérience esthétique et l’ensemble de nos activités quotidiennes. Comme le note un commentateur, « si pour Dewey cette continuité mérite d’être restaurée, c’est qu’elle ne va pas de soi ou qu’elle s’est perdue 3 . » Tel est le nœud de l’argumentation de John Dewey et le risque de son 29