PDF - 7.1 Mo - Numéro Zéro #1
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É d i t o r i a l<br />
«Vers le milieu de la deuxième nuit, Thomas se leva et descendit sans bruit.<br />
Personne ne l’aperçut qu’un chat presque aveugle qui, voyant la nuit changer de forme,<br />
courut derrière cette nouvelle nuit qu’il ne voyait pas.»<br />
Maurice Blanchot, Thomas l’Obscur, 1950<br />
C’est de manière non concertée que ce premier numéro de <strong>Numéro</strong> <strong>Zéro</strong> est venu se placer sous le signe du noir. Les peintures noires de<br />
Sanjin Cosabic. Puis le noir d’encre de Yukio Mishima. Enfin les photographies de Mustapha Azéroual et le texte de Jérôme Duvigneau qui les<br />
introduit. Funeste présage ? Rien de moins sûr : le noir n’est pas à considérer ici comme post-apocalyptique, mais plutôt comme la nullité,<br />
le degré zéro, la neutralité à partir desquels quelque chose peut se construire, émerger. À l’image du procédé que l’on appelle en gravure,<br />
précisément, la manière noire : enduire la plaque métallique de vernis couleur mélasse, graver son dessin, passer au bain d’acide — les parties<br />
nue sont alors attaquées —, passer à l’encre, essuyer… Sortie de la presse, le trait apparaît sur le papier blanc. « Back in Black », « Paint<br />
it Black », « Noir c’est noir ». Noir, noir, noir.<br />
Le noir porte en lui cette ambivalence : il peut tout à la fois représenter la vacuité, la vacance de signifié, ou au contraire concentrer toutes les<br />
images possibles, le signifiant dans sa totalité. À ce propos, Lawrence Alloway a rapporté qu’à l’occasion d’une exposition d’aquarelles en 1949<br />
à la Betty Parsons Gallery, l’un des représentants majeurs de l’abstraction géométrique aux États-Unis, Ad Reinhardt, insistait avec humour<br />
dans le catalogue sur le caractère non figuratif de son travail : « La plupart des peintures ont été faites dans les Îles Vierges Américaines,<br />
sur une petite île au large de St. John. Elles ne contiennent ni coquillages, ni grottes subaquatiques, ni sable aveuglant ni vents sauvages ni<br />
superstitions, ni peur des profondeurs, ni magie de l’Ouest indien, ni zombies ni oursins. Il n’y a en elles ni trace ni goût de langouste ou<br />
de tortue, de mangue ou de mangouste, ni rhum ni Coca-Cola, pas de bambou ni de barracuda ni de moteur hors-bord. Pas de poisson<br />
tropical ou de volaille, pas de caricatures humaines, pas de terre ou de mer natives, pas de ciel, pas d’abstractions de la nature, pas de nature<br />
mortes « high » ou « low », pas d’histoires caribéennes camouflées, pas de fonds religieux régionaux, pas de mythes raciaux ou politiques<br />
locaux. » Alloway poursuit en rapportant l’anecdote suivante : « Je dis à Reihardt combien j’aimais cette liste exubérante de dénégations, il<br />
dit alors : “Certes, mais ce qu’il y a d’amusant c’est que toutes ces choses sont dans les peintures.” » On peut très bien imaginer que les Black<br />
Paintings, qu’évoque Jérôme Duvigneau dans son texte, ou même les Ultimate Paintings des années 1960, qui firent la célébrité du peintre,<br />
soient porteuses de la même équivocité.<br />
Le choix du noir est peut-être ici aussi une réaction à l’ère de la « une », de la couverture indexée sur les effets de surprise et de choc. Ici pas<br />
de belle photo sur papier glacé, mais un noir sans doute cousin de celui du drapeau anarchiste. Ce choix consonne avec le parti pris initial de<br />
ne pas faire de la nouveauté une contrainte, de ne pas s’inféoder à l’actualité. <strong>Numéro</strong> <strong>Zéro</strong> s’arroge le droit d’être anachronique, uchronique,<br />
diachronique. Pas de belle image pour interpeller le chaland, mais un noir qui dit que ce qui est intéressant est à l’intérieur. « Peut-être le mal<br />
du siècle c’est l’emballage », dit une chanson du groupe Diabologum : <strong>Numéro</strong> <strong>Zéro</strong> n’a aucune vocation décorative, il n’est pas un accessoire :<br />
<strong>Numéro</strong> <strong>Zéro</strong> c’est de la pensée qui demande à être repensée, mise en activité.<br />
Enfin, le noir représente peut-être l’ultime angoisse d’une époque obsessionnellement écranique, continuellement perfusée de signes en<br />
tous genres. La coupure du signal, la solitude et l’isolement, la fin de l’existence virtuelle, l’écran d’un noir abyssal — avec comme point de<br />
fuite la mort numérique… Freud raconte l’histoire d’un enfant qui a peur du noir : il s’adresse à sa tante qui est dans la pièce à côté et lui<br />
dit « parle moi car j’ai peur ». La tante répond : « A quoi cela te servirait-il puisque tu ne me vois pas ? ». Alors l’enfant dit : « Il fait plus clair<br />
lorsque quelqu’un parle ». Le noir pourrait ouvrir une niche temporelle propice à la pensée, à la concentration, à la reconsidération de ce<br />
que sont nos vies.<br />
N’ayons pas peur du noir.<br />
Yann Ricordel, Rédacteur en chef<br />
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