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PDF - 7.1 Mo - Numéro Zéro #1

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Yûkoku (« patriotisme » en japonais), c’est déjà du signe, de l’écrit, du<br />

langage naturel mis en effet, puisque le film s’inspire d’une nouvelle<br />

du même nom écrite par Mishima. Roland Barthes, sur le cinéma, a dit<br />

l’impossibilité de le considérer comme un langage, et l’inféodation du<br />

signe filmique à la médiation du mot, du langage dit naturel : « ce signe<br />

visuel rencontre fatalement un signe verbal (intérieur): il y a un « droit<br />

de reprise » du langage sur le signe filmique 4 .» Barthes parle d’un «<br />

logomorphisme » du cinéma au détriment que d’un véritable langage : «<br />

disons que le cinéma est un logos, ce n’est pas un langage 5 . » Si Yûkoku<br />

n’est pas structurellement « langagier », on y trouve, à l’image, de multiples<br />

occurrences du caractère écrit, de l’idéogramme kanji. Dans le livre<br />

qu’il a consacré au Japon, Roland Barthes nous parle dans le menu détail<br />

de sa quotidienneté d’un « Autre signitif » qui nous renvoie comme un<br />

miroir à nos propres zones d’opacité :<br />

« Ce qui peut être visé, dans la considération de l’Orient, ce ne sont pas<br />

d’autres symboles, une autre métaphysique, une autre sagesse (encore<br />

que celle-ci apparaisse bien désirable) ; c’est la possibilité d’une différence,<br />

d’une mutation, d’une révolution dans la propriété des systèmes<br />

symboliques. Il faudrait un jour faire l’histoire de notre propre obscurité,<br />

manifester la compacité de notre narcissisme, recenser le long des<br />

siècles les quelques appels de différence que nous avons pu parfois<br />

entendre, les récupérations idéologiques qui ont immanquablement<br />

suivi et qui consistent à toujours acclimater notre inconnaissance de<br />

l’Asie grâce à des langages connus (l’Orient de Voltaire, de la Revue<br />

asiatique, de Loti ou d’Air France). Aujourd’hui il y a sans doute mille<br />

choses à apprendre de l’Orient : un énorme travail de connaissance<br />

est, sera nécessaire (son retard ne peut être que le résultat d’une occultation<br />

idéologique) ; mais il faut aussi que, acceptant de laisser de<br />

part et d’autre d’immense zones d’ombre (le Japon capitaliste, l’acculturation<br />

américaine, le développement technique), un mince filet<br />

de lumière cherche, non d’autres symboles, mais la fissure même du<br />

symbolique 6 . »<br />

Il ne faudra pas chercher dans Yûkoku cette « vérité » du Japon que le<br />

sémiologue français appelle de ses vœux ; Yûkoku renvoie au Japon<br />

fantasmatique de Mishima : c’est le Japon et ses valeurs héritées de l’ère<br />

médiévale, d’avant la modernisation exponentielle de l’ère Meiji.<br />

Dès le générique il est question d’écriture et de signes : une main gantée<br />

ouvre et fait défiler de bas en haut les premiers éléments de narration, à<br />

la manière du carton dans le cinéma muet. Et dès les premières images,<br />

nous voyons Reiko, sur la scène de théâtre nô sur laquelle se déroule le<br />

film, tracer au pinceau des signes d’encre noir sur la blancheur — qui<br />

consonne avec la pâleur de Reiko et le blanc de son kimono — de papier<br />

de riz, tandis que la hantent en surimpressions des images de Shinji. Au<br />

fond de la scène, une sorte de natte accrochée au mur où sont tracés<br />

des caractères kanji, « sishei », signifiant « sincérité » ou « dévotion 7 ».<br />

Pendant le rituel d’amour qui précède le rituel de mort (et avant lequel<br />

les amants trace des idéogrammes sur du papier : mot d’adieu ? Pacte ?),<br />

ces caractères surdimensionnés sont omniprésent à l’image, et leur polysémie<br />

joue à plein : c’est par « sincérité », pour se montrer la sincérité<br />

de leur amour que Reiko et Shinji font une dernière fois l’amour ; c’est<br />

par « dévotion » au code d’honneur samouraï que le rituel de mort va<br />

s’accomplir. Vue de loin, l’image photographique en noir et blanc est<br />

peut-être, comme on l’a dit, « moyenne 8 » ou encore « précaire 9 » ;<br />

mais elle est précieuse dans le plus fin détail de sa matière : ce sont des<br />

sels d’argent qui sensibilisent le film à la lumière, qui en composent<br />

le grain quasi microscopique : en cela la photographie participe, au<br />

niveau de sa poïésis, de l’alchimie.<br />

Et cela s’exprime pleinement dans Yûkoku : dans la scène d’amour,<br />

le subtil noir et blanc restitue de manière pourrait-on dire hyperréaliste<br />

le détail le plus infime des carnations — peau mate, poils d’une<br />

barbe de trois jours, pores, points noirs de Shinji ; peau plus claire et<br />

lisse de Reiko. Il rend vivant le tact, la caresse, le contact des peaux<br />

sensibilisées par l’amour, érotisées. Mais toujours ce « sishei » : à un<br />

moment précis un habile artifice de montage et de technique cinématographique<br />

nous montre comment le « sishei » revient incessamment<br />

rappeler Shinji à son devoir : en bas de l’écran le ventre net de Reïko,<br />

brusquement un changement de la focale fait apparaître le « sishei »,<br />

puis insert en contrechamp sur le regard de Shinji…<br />

Puis vient le moment d’accomplir le rituel de mort. Shinji revêt son<br />

uniforme, s’agenouille, dénude son abdomen, teste le tranchant de la<br />

lame du sabre sur le haut de sa cuisse, puis s’éventre : le sang perle,<br />

puis s’écoule, puis s’épanche, laissant sur le sol une tache qui très vite<br />

devient flaque. À ce moment du film se joue une véritable poétique<br />

des fluides : gouttes de sang giclant sur le kimono de Reiko, larme<br />

dans ses yeux, sueur perlant sur le visage de Shinji agonisant. Le sang<br />

versé, quand bien même il se repend sans autre règle que celle du<br />

chaos, il ne l’est pas en pure perte : il répond à un impératif écrit,<br />

consigné. C’est précisément là que s’établit dans Yûkoku la jonction<br />

de l’encre et du sang, du signe prescripteur et de la tache qui vaut<br />

comme sceau d’obéissance — je saigne, je signe, comme Taro, Jiro et<br />

Saburo apposant la tache du sang de leurs pouces coupés au fil du<br />

sabre le partage du fief du patriarche Hidetora dans Ran (1985) d’Akira<br />

Kurosawa. On pense à Bataille, à l’indissociabilité de l’amour et de la<br />

mort, à Éros et Thanatos.<br />

Mais ici s’arrête la comparaison avec Bataille. Le verdict de son brillant<br />

biographe Michel Surya est sans appel : « l’érotique bataillienne est<br />

noire, elle est malheureuse, elle est maudite 10 . » La mort de Shinji et<br />

Reïko est une mort heureuse, comme l’est leur amour : le rouleau du<br />

générique réapparaît pour dire : « leurs sourires involontaires reflétèrent<br />

une infinie confiance mutuelle. La mort n’est plus terrifiante. Reiko<br />

éprouve les mêmes sentiments que la nuit de ses noces… » Le corps<br />

sexué de Shinji-Mishima est celui d’un samouraï, fort, solaire, dionysiaque<br />

— l’homoérotisme n’est pas loin. Et pourtant : en lui peuvent<br />

cohabiter, même se compénétrer le bonheur comme force vitale et<br />

la mort, l’appel autoritaire de l’autolyse. N’acceptant aucune autorité<br />

extérieure à l’éthique samouraï, le guerrier se soumet sans frayeur à<br />

l’ultime sanction, au suicide, à la mort quand le code guerrier l’impose.<br />

Et bien sûr, c’est la préfiguration du suicide de Mishima, dont les circonstances<br />

sont remarquablement décrites par Maurice Pinguet 11 ,<br />

qu’il faut voir dans Yûkoku. Conspué, mis au pilon par un Japon meurtri<br />

(et miraculeusement retrouvé en 2005), reniant violemment les valeurs<br />

du bushido dispensatrices de malheur, Yûkoku témoigne de l’attirance<br />

trouble de Mishima pour l’éthique samouraï, qui se manifeste également<br />

dans son commentaire du Hagakuré, le guide pratique et spiri-<br />

9

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