PDF - 7.1 Mo - Numéro Zéro #1
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D’encre et de sang<br />
À propos de Yûkoku, rites d’amour et de mort (1966) de Yukio Mishima<br />
par Yann Ricordel<br />
« Quand les Occidentaux parlent des «mystères de l’Orient», il est<br />
bien possible qu’ils entendent par là ce calme un peu inquiétant<br />
que secrète l’ombre. »<br />
Junichiro Tanizaki, Éloge de l’ombre (1933)<br />
Je partirai d’un constat simple : dans le cinéma en noir et blanc, l’encre<br />
et le sang sont d’une seule et même couleur : noire. Je pense<br />
que là où ailleurs il ne s’agit que d’une détermination technique, ce<br />
constat, dans le film de Mishima, fait sens. Je songe au sang noir de<br />
la fameuse scène de l’assassinat de Psycho (1960) d’Hitchcock : l’effet<br />
de réel, de persuasion, l’hypnose cinématographique ne nous fait<br />
pas douter un instant que ce noir dilué qui s’écoule dans le siphon<br />
de la douche soit autre chose que du sang, il ne saurait se confondre<br />
à l’atrabile du mélancolique ; et dans l’adaptation, quasiment plan<br />
par plan, qu’en fait Gus Van Sant en 1998, la couleur, le sang rouge,<br />
n’ajoute ni ne retire rien à l’horreur. Le sang est cette substance qui au<br />
cinéma annonce sa couleur ; on voit « noir » et on pense « rouge »,<br />
car il n’y a pas de sang, pas même celui de ceux qu’on appelle les<br />
« sangs bleus », qui ne soit rouge. Laurent Gervereau en fournit la<br />
démonstration lorsqu’il évoque le film The Thing from Another World<br />
(1951) de Christian Niby (où la couleur rouge prend un connotation<br />
politique) : « portant une sorte d’uniforme, c’est un soldat. Seul, il<br />
incarne une armée entière. C’est un singulier-multiple à l’instar du<br />
soldat-militant. Il évoque aussi bien le nazi que le Soviétique. Mais<br />
comment suggérer sa couleur ? Sa couleur véritable dans ce film noir<br />
et blanc ? Il survit en buvant du sang. Il se reconstitue grâce au sang<br />
humain. Il pend ses victimes, tête en bas, dans un monde à l’envers, leur<br />
tranche la gorge pour aspirer le plasma 1 . » Le sang est rouge, et bien<br />
que la langue française abonde en mots pour en qualifier les nuances 2 ,<br />
cela reste comme un invariant du règne animal.<br />
L’argument du film est simple. Son temps diégétique coïncide avec les<br />
derniers moments de la vie du lieutenant Shinji Takeyama (interprété<br />
par Yukio Mishima lui-même) et de son épouse Reiko. Déshonoré de<br />
n’avoir pu participer au coup d’état du 26 février 1936 mené par des<br />
officiers à Tôkyô, Takeyama se fait seppuku. Reiko le suit peu après dans<br />
la mort. Il s’agit-là, comme nous l’indique Maurice Pinguet, d’un topos de<br />
la littérature et du théâtre japonais : le shinjû, double suicide amoureux,<br />
que l’on voit par exemple dans les drames domestiques (sewamono)<br />
pour marionnettes de Chikamatsu au début du 18ème siècle 3 . Maurice<br />
Pinguet commente : « tout au cours de l’époque Edo, les principes de<br />
subordination et d’autorité formulés par le confucianisme officiel ne<br />
dominèrent pas moins la vie familiale que la vie publique : le même<br />
était censé régner dans la maison et dans l’État.<br />
La politique de la famille, traversée de conflits et de crises, eut aussi<br />
ses vainqueurs et ses vaincus, ses rebelles et ses victimes. Dans tous<br />
ces menus jeux de pouvoir, la mort volontaire offrait la tentation d’une<br />
solution dernière, admise par les mœurs et présente aux esprits. L’amour<br />
partagé en était souvent la motivation décisive : la mort à deux semble<br />
deux fois moins difficile, la solitude fatale au suicide est conjurée. Le<br />
cœur accablé par l’adversité parachève en mourant l’amour dont il vécut<br />
: il s’y sacrifie, libre enfin sinon de vivre, au moins d’aimer. Comment<br />
davantage aimer qu’en mourant d’amour. »