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PDF - 7.1 Mo - Numéro Zéro #1

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convaincre, à orienter, à diriger nos actes. L’émotion qu’elle véhicule ne vise<br />

aucune libération. Ainsi, notre réalité apparaît comme un champ de bataille où<br />

s’affrontent des récits concurrents. Dans ce contexte, l’efficacité d’une story se<br />

mesure au nombre des personnages qu’elle annexe. Est réelle et mythique l’histoire<br />

qui sait émouvoir et soumettre le plus grand nombre de personnages.<br />

La communion narrative<br />

Après la grande purge des utopies du siècle précédent, notre société est<br />

aujourd’hui prête pour une reconfiguration des croyances. Nombreux sont ceux<br />

qui entendent répondre à la prétendue quête de sens de nos contemporains en<br />

lançant leurs nouvelles campagnes de rédemption. Les nouveaux récits conduisent<br />

les individus « égarés » dans un monde indéchiffrable à s’identifier à des<br />

modèles simples tout en se conformant, sur le chemin de la conversion, aux<br />

protocoles émouvants imposés par leurs maîtres. L’émotion elle-même devient<br />

l’objet d’un management décomplexé. Le nouveau sujet du capitalisme peut<br />

bien afficher son âme, puisque l’on reconnaît de prime abord les souffrances<br />

de son « moi émotionnel ». Là encore, grande découverte du marketing : les<br />

consommateurs sont des êtres sensibles et l’on peut stimuler efficacement leurs<br />

émotions par une histoire pour déclencher un acte d’achat ou une adhésion<br />

inconditionnelle de leur part. À cette insistante question de la quête de sens, les<br />

storytellers ont trouvé une réponse d’une étonnante modernité : la communion<br />

narrative. La société entière est prête à communier au récit, puisque les individus<br />

qui la composent ont intégré malgré eux, et depuis longtemps, les schémas et<br />

les usages du marketing jusque dans leur vie intime.<br />

Nous communions au récit de notre propre dissolution dans la trame d’une<br />

intrigue qui nous assigne un rôle de figurant en nous faisant croire que nous<br />

sommes acteurs. Nous faisons corps avec la machine narrative et la réalité que<br />

nous consommons dans les médias n’est qu’un plan ajouté aux histoires qui<br />

nous bercent. Nous communions au récit et nous sommes communiés, car nos<br />

corps et notre sang alimentent ce récit, sans lequel la vraie vie ne serait qu’une<br />

réalité froide, c’est-à-dire une survie éloignée de la chaleur des projecteurs. Le<br />

récit devient anthropophage quand nous devenons incapables de lui opposer<br />

nos rêves et d’assumer ces derniers sans nous raconter d’histoires. Il y a déréalisation<br />

quand les récits se contaminent et se confondent, quand ma vie entre<br />

dans la série télévisée et inversement, quand la langue dans laquelle je me<br />

raconte n’est plus la mienne, mais celle du récit qui me mange.<br />

La possibilité d’un « antirécit »<br />

Grande catégorie de la connaissance pour Roland Barthes, le récit, dans l’utilisation<br />

abusive qu’en fait le storytelling, est aussi une arme d’ignorance massive<br />

qui peut autoriser toute incursion dans le réel. La réalité elle-même, écrasée<br />

sous un empilement d’histoires, n’est plus directement perceptible. Le récit,<br />

tel que le conçoit Jorge Luis Borges à l’ère de la littérature, doit être considéré<br />

dans son économie propre et contient sa part de réalité. Au sortir du récit<br />

borgésien, l’effet de mise en doute de la réalité autorise un dialogue avec les<br />

formes environnantes, ce que ne permettent pas les certitudes confortables<br />

que nous suggèrent habilement les récits dominants à l’ère du storytelling. La<br />

réalité est aujourd’hui vécue comme danger tant qu’elle échappe au scénario<br />

qu’on lui destine. Pierre Macherey, dans sa théorie de la production littéraire,<br />

explique que « tout récit, dans le temps même où il est formulé, est la révélation<br />

d’une reprise contradictoire de lui-même. Libérer la réalité de la pollution<br />

des mythes contemporains et des marques auxquelles ils sont assujettis<br />

revient à chercher dans les entreprises narratives du storytelling le négatif<br />

du scénario, c’est-à-dire de remonter le cours du récit jusqu’aux mobiles<br />

du scénariste, ou plus loin encore, dans ceux du producteur. J. L. Borges,<br />

dans son art, ne se contente pas de tracer la ligne d’un récit. Il en marque<br />

la possibilité même, presque indépendamment de sa qualité d’auteur, tant<br />

et si bien que l’on a pu mettre en doute son existence, mais pas celle de<br />

ses récits, lesquels contiennent explicitement leur propre critique, ce que<br />

n’autorise jamais le storytelling qui stimule, dans ses enchaînements narratifs,<br />

des émotions sensées être utiles.<br />

Récit libérateur vs expériences tracées<br />

Le seul récit qui mériterait le rang de mythe serait, dans l’idéal, celui qui<br />

nous libérerait de nos propres histoires, c’est-à-dire de nos mensonges, des<br />

fictions rassurantes qui nous empêchent de vivre véritablement le caractère<br />

dérisoire et vain de notre présence au monde. L’un des dangers majeurs<br />

que représentent ces fictions, c’est la simplification abusive qu’elles véhiculent,<br />

quand il s’agit d’appréhender l’inquiétante complexité de notre<br />

environnement. Que le storytelling soit utilisé par les psychologues pour<br />

guérir des traumatismes, cela peut se concevoir ; qu’il prétende constituer<br />

une réponse à la crise du sens de nos sociétés, certainement pas. Ce serait<br />

oublier que nos sociétés se sont précisément construites sur cette perte de<br />

sens et qu’elles procèdent elles-mêmes d’une rupture avec les grands récits<br />

du siècle dernier. Le récit instrumentalisé dans la conquête du pouvoir est<br />

de sinistre mémoire, et l’argument de la quête du sens a déjà été utilisé<br />

par les entreprises les plus insensées dans des temps de crise antérieurs au<br />

nôtre. Que nous fantasmions un monde simplifié « profitera » plus sûrement<br />

aux acteurs de la complexité contemporaine qu’à nos petites entreprises<br />

désintéressées. Le storytelling ne propose rien de plus qu’un retour à la<br />

propagande et à la désinformation, mais avec l’efficacité redoutable de<br />

méthodes rodées dans le marketing et le management, à l’appui de ce<br />

que Christian Salmon appelle « des expériences tracées », c’est-à-dire des<br />

conduites soumises à protocoles d’expérimentation qui nous transforment<br />

inévitablement en sujets.<br />

La société du rêve<br />

La société du rêve est paradoxalement privée de ressources pour s’imaginer<br />

un avenir ou un présent. Elle rêve le rêve avec une inquiétante constance.<br />

C’est une société qui, faisant face à ses propres désillusions, voudrait encore<br />

les fuir dans le sommeil… Mais le rêve est un texte auquel elle n’a plus accès.<br />

Le storytelling est le rêve d’une société qui voudrait encore rêver, mais qui,<br />

n’en étant plus capable, se voit contrainte d’entretenir sa propre fiction pour<br />

survivre. Le storytelling est le rêve d’une société sans texte.<br />

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