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PDF - 7.1 Mo - Numéro Zéro #1

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2 – ISOLEMENT (effacement des repères)<br />

« Pourquoi les hommes ne crient-ils pas quand on les conduit à la mort, pourquoi leurs voix se taisent-elles,<br />

n’appellent-elle pas à l’aide ? Pourquoi ne s’enfuient-ils pas ? Personne, c’est vrai, ne les entendrait, les gens dor-<br />

ment ; ils n’ont pas où s’enfuir, toutes les maisons sont solidement fermées. Je ne parle pas pour moi, je ne suis<br />

pas condamné à mort, ils me relâcheront, ils me renverront bientôt, je reviendrai seul, par les chemin connus,<br />

et non par ceux-ci, étrangers, terribles ; jamais plus je n’écouterai les chiens aboyer, aboyer désespérément, à la<br />

mort et au désert, je fermerai la porte, je me boucherai les oreilles de cire, pour ne pas les entendre. Les ont-ils<br />

entendus, tous ceux qui ont été emmenés ? Ces aboiements furent-ils leur dernière escorte ? Pourquoi n’ont-ils<br />

pas crié, pourquoi ne se sont-ils pas enfuis ? Je crierais si je savais ce qui m’attend, je me sauverais. Toutes les<br />

fenêtres s’ouvriraient, toutes les portes et l’on m’accueillerait à bras ouverts.<br />

Hélas ! non, pas une seule. C’est pourquoi personne ne s’enfuit, ils savent. Ou bien ils espèrent. L’espoir est l’entremetteur<br />

de la mort, un assassin plus dangereux que la haine. *»<br />

3 – EFFONDREMENT (basculer dans la haine)<br />

« La haine me tira de ce pénible état. Elle se ranima puis me soutint dès qu’elle eut flambé. Elle flamba, dis-je,<br />

car jusque-là elle avait couvé. Je la portais en moi comme une braise, comme un serpent, comme un abcès qui<br />

venait de crever ; mais j’ignorais pourquoi elle s’était tue jusqu’alors, pourquoi elle se ravivait soudain, sans raison<br />

apparente. Elle avait mûri dans le silence et surgissait, forte et puissante, longuement nourrie par l’attente.<br />

Chose étrange, son apparition soudaine me réjouissait ; elle m’habitait déjà mais jusque-là j’avais feint de ne pas<br />

la reconnaître. J’avais craint qu’elle ne s’affermît et maintenant j’étais fort par elle, je la tenais devant moi tel un<br />

bouclier, je la brandissais telle une torche, grisante comme l’amour. *»<br />

Comment fonctionne le procédé d’isolement des États totalitaires ? Ce procédé est justifié par la fin visée : la<br />

fragmentation du tissu social en divisant ou séparant les individus qui le composent. C’est évidemment le procédé<br />

inverse de la perspective communautaire chez Rousseau dans le Contrat social qui cherche à élaborer un pacte<br />

social solidaire. Si la tyrannie désolidarise, c’est dans le but de fragiliser la société civile au profit d’une centralisation<br />

des pouvoirs (« la forteresse » chez Selimovic). À la responsabilité des individus qui peuvent se rassembler<br />

en groupe d’associés, l’arbitraire prend le pas et enjoint à l’isolement. Ainsi sont rompus les modes de communication<br />

individuels entraînant une dépendance de chaque individu d’un pôle qui n’est plus lui-même et sa relation<br />

immédiate avec l’autre mais qui est le supérieur hiérarchique, l’inaccessible. Hannah Arendt, dans les origines du<br />

totalitarisme évoque « le début de la terreur », « un terrain fertile » et « un résultat ». Dans Le derviche et la mort,<br />

cela correspond à « une terre inhabitable », « personne ne s’enfuit » et « la haine […] tel un bouclier ». Par là se<br />

trouve contrarié l’ « entre-humain » groupusculaire. Qu’un individu tente de s’émanciper de cette situation, il ne<br />

pourra jamais saisir que les possibilités accordées par l’État. Ce que l’individu pouvait encore expérimenter dans<br />

la sphère privée, sa propre singularité, est alors affectée par la terreur de l’Etat. Ce phénomène se produit sous la<br />

forme de l’autocontrainte. L’ État totalitaire, par la menace et la démonstration de force sur des cas exemplaires<br />

(boucs émissaires) parvient à affecter le comportement privé. La suspicion généralisée entraîne des comportements<br />

de repli et de haine comme la proscription et la dénonciation (l’ensemble des « lettres » qui circulent dans<br />

le roman de Selimovic).<br />

L’autocontrainte entraîne alors un autre mode de rapport social qui est celui de l’assurance de sa propre sphère<br />

privée en collaborant ou en participant à la logique de la terreur. Dans et hors de ce mode, la peur et la haine<br />

aveugles dominent tout. Les individus sont alors dans l’isolement et la désolation. Après avoir fait exécuter le vieux<br />

musellim par ses lettres de dénonciations, Ahmed Nurudin se tapit dans l’obscurité de sa chambre attendant au<br />

petit matin que l’on vienne le chercher pour l’exécuter à son tour.<br />

* M. Selimovic, Le derviche et la mort (1966), Éditions Gallimard, 1977<br />

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