PDF - 7.1 Mo - Numéro Zéro #1
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Giulietta<br />
par Valérie Nam<br />
Des heures entières j’ai tourné autour d’elle. Sans jamais la toucher, pourtant<br />
si belle et présumée douce à force de laque rouge.<br />
Le temps d’un été, chaque fois que possible, j’ai admiré ses formes goulûment,<br />
d’emblée charmé par son arrogance et sachant qu’elle ne serait pas<br />
toujours telle, offerte aux regards.<br />
J’ignore ce qui advint d’elle. Vendue, récupérée par son propriétaire, je n’ai<br />
pu le découvrir. Il ne me reste que des images trouvées dans des catalogues<br />
et quelques magazines spécialisés.<br />
On pourra trouver étrange ce goût qui m’a porté ailleurs que vers le prestige<br />
d’une Ferrari ou d’une Porsche. Plus modestement, j’ai été séduit par<br />
la fausse discrétion d’une Alfa Roméo.<br />
Une découverte hasardeuse en somme, j’étais peu coutumier du genre<br />
d’établissement où on la tenait exposée. J’en suis de fait devenu assidu,<br />
j’ai appris avec cœur les horaires d’ouverture, adapté mon rythme et plié<br />
mon emploi du temps aux exigences du lieu pour, chaque fois que possible,<br />
pouvoir me glisser vers elle, au plus près du regard. Si près que j’aurais pu,<br />
du bout des cils, la débarrasser de la moindre poussière.<br />
Longtemps j’ai déploré qu’elle soit enfermée de la sorte, une voiture après<br />
tout ne craint pas les intempéries ; puis j’ai compris l’utilité du parcours, la<br />
nécessité d’éprouver la distance qui mène à elle et l’importance aussi du<br />
temps déposé entre nous.<br />
Jamais je n’ai écouté, encore moins sollicité, le moindre commentaire la<br />
concernant. Les particularités techniques, la symbolique des courbes, toutes<br />
ces choses qui nourrissent habituellement un argumentaire m’étaient à ce<br />
point familières, et pour ainsi dire d’une évidence si insolite, que chaque<br />
parole m’aurait probablement dessaisi de ce monde bouleversé par sa<br />
découverte.<br />
Je la voulais présente et oublieuse de ce qu’elle fût.<br />
Ce n’est bien sûr qu’une voiture. Accidentée de surcroît.<br />
Emouvante dans son repos mutilé.<br />
Mais son état même dit la puissance qu’elle abrite. Son immobilité la rend<br />
fascinante, comme si sous mes regards, elle fondait, délaissait sa vocation<br />
de bolide pour s’abandonner à ma contemplation gourmande.<br />
Je me suis imaginé parfois la possibilité de son ventre vidé à terre, bougies,<br />
boulons et courroies en vrac, déposés au sol en vue d’une improbable remise<br />
en état. J’ai tenté de l’ancrer dans la réalité des faiblesses mécaniques,<br />
de la circonscrire à leur univers décomposable. Mais elle existe ailleurs,<br />
son monde n’est plus celui de la vitesse tant elle est devenue l’incarnation<br />
d’une infinie poésie : tôle meurtrie, donnant à voir fièrement la mélancolie<br />
de sa déchéance, la fragilité de ses lignes si tendues avant et maintenant<br />
(rabougries), lézardées. Elle demeurait pourtant exubérante dans son rouge<br />
éminemment carminé, crânement figée dans son élan raté, dans sa course<br />
mourant peut-être contre un quelconque platane.<br />
Longtemps j’ai cherché la pureté de son dessin perdu dans le foisonnement<br />
des plis, sa forme passée dans les ratatinages, tout en devinant que<br />
son relief, sous mes doigts, n’aurait été qu’harmonie de formes fêlées.<br />
C’est une Alfa Roméo donc, mais la marque importe peu, cabossée par<br />
inadvertance et exhibée là justement en vertu de sa défiguration. Autour<br />
d’elle je rôde, ou plutôt je veille. Ainsi, témoin et principal acteur, je sais que<br />
sur elle des regards encore désirants se portent, des attentions subsistent.<br />
Je suis curieux de la vie qui l’habite encore, autrement, de sa force flagrante<br />
contrainte au repos. J’aime son inaptitude à remplir sa fonction, ses courbes<br />
douloureuses et froissées, sa désuétude.<br />
Et qu’elle s’offre ici.<br />
Sans performance, parfaitement inutile.<br />
Il m’a fallu ce contexte pour que m’apparaisse la splendeur d’une carrosserie<br />
chiffonnée. Le hasard d’une grêle qui m’a poussé à entrer là aussi. Un orage<br />
d’été. Les circonstances ne poussaient certes pas à trouver refuge dans une<br />
casse à ciel ouvert… De toute façon, perdue parmi d’autres épaves, son éclat<br />
se serait tu, si ténu coincé dans la multitude.<br />
Il fallait ce décalage qui la proclame reine, affranchie des rangées navran-<br />
tes de berlines déchues, des ongles noirs et des bleus maculés de graisse.<br />
Le lieu de notre rencontre, plus raffiné, autorisait, lui, une aimable intimité.<br />
Traitée avec égards, elle avait pour elle un cartel précisant le nom de<br />
Giulietta. A l’entrée, on indiquait la raison de son séjour ici et l’identité de<br />
celui qui décréta, un jour, que plus jamais elle ne roulerait :<br />
Bertrand Lavier<br />
Une exposition du Musée d’Art <strong>Mo</strong>derne de la Ville de Paris<br />
31 mai - 22 septembre 2002<br />
Sage ordonnance. De toute façon, je ne conduis pas.