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Le%20Pigeon%20-%20Patrick%20Suskind.pdf

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coulé dans le bronze. Cette imperturbable satisfaction et<br />

assurance qu’il avait jusque-là cru percevoir dans le caractère<br />

du clochard, elle s’était déversée en lui comme un métal en<br />

fusion qui, en se refroidissant, lui avait fait une cuirasse<br />

intérieure et lui avait donné plus de poids. Désormais, rien ne<br />

pouvait plus l’ébranler, aucun doute ne pouvait plus le faire<br />

broncher. Il avait trouvé sa sérénité de sphinx. Envers le<br />

clochard – lorsqu’il le rencontrait ou qu’il l’apercevait assis<br />

quelque part –, il n’éprouvait plus dorénavant que ce sentiment<br />

qu’on désigne généralement par le terme de tolérance : un<br />

mélange fort tiède de dégoût, de mépris et de pitié. Cet être ne<br />

lui causait plus d’émotion. Cet être lui était indifférent.<br />

Il lui avait été indifférent jusqu’à ce jour où Jonathan, assis<br />

dans le square Boucicaut, avalait ses petits pains aux raisins en<br />

buvant du lait à même le carton. D’habitude, pendant la pause<br />

de midi, il rentrait chez lui. Il n’habitait qu’à cinq minutes de là.<br />

D’habitude, chez lui, il se préparait quelque chose sur son<br />

réchaud électrique, une omelette, des œufs sur le plat avec du<br />

jambon, des pâtes avec du fromage râpé, un reste de potage de<br />

la veille, et puis de la salade et une tasse de café. Cela faisait une<br />

éternité qu’il n’avait pas passé sa pause de midi assis sur un<br />

banc du square, à manger des petits pains aux raisins et à boire<br />

du lait à même le carton. En fait, il n’aimait pas<br />

particulièrement les choses sucrées. Ni le lait. Mais enfin il avait<br />

déjà dépensé cinquante-cinq francs, aujourd’hui, pour la<br />

chambre d’hôtel ; dans ces conditions, il aurait eu l’impression<br />

de jeter l’argent par les fenêtres s’il était allé dans un café et<br />

qu’il y eût commandé une omelette et une bière.<br />

Là-bas, sur son banc, le clochard avait fini son repas. Après<br />

les sardines et le pain, il avait encore pris du fromage, des poires<br />

et des gâteaux secs, il avait avalé une grande gorgée de vin<br />

blanc, poussé un soupir de profonde satisfaction, et puis avait<br />

roulé sa veste pour s’en faire un oreiller, il y avait logé sa tête et<br />

avait étendu de tout son long, sur le banc, son corps paresseux<br />

et repu pour faire la sieste. À présent, il dormait. Des moineaux<br />

arrivaient en sautillant et picoraient les miettes de pain ; puis,<br />

attirés par les moineaux, quelques pigeons s’approchèrent du<br />

banc en clopinant et piquèrent leurs becs noirs dans les têtes de<br />

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