28.06.2013 Views

Le%20Pigeon%20-%20Patrick%20Suskind.pdf

Le%20Pigeon%20-%20Patrick%20Suskind.pdf

Le%20Pigeon%20-%20Patrick%20Suskind.pdf

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

l’autre, et sur ses jambes de pantalon, c’était un délice, il<br />

dégustait cette petite cochonnerie enfantine comme une grande<br />

liberté retrouvée. Et il était encore tout exalté et ravi lorsqu’il<br />

arriva rue de la Planche, pénétra dans l’immeuble, passa devant<br />

la loge fermée de Mme Rocard, traversa la cour et gravit l’étroit<br />

escalier de service.<br />

C’est seulement en haut, en approchant du sixième étage,<br />

qu’il eut le cœur serré en songeant au terme du trajet : là-haut,<br />

le pigeon l’attendait, la bête atroce. Il allait la trouver posée au<br />

fond du couloir, sur ses pattes rouges et crochues, entourée<br />

d’excréments et de duvet flottant alentour, elle serait là à<br />

attendre, avec son œil épouvantablement nu, et elle prendrait<br />

son essor en claquant des ailes et l’effleurerait, lui, Jonathan,<br />

impossible d’esquiver, dans le couloir exigu…<br />

Il posa sa valise et s’arrêta, bien qu’il n’eût plus que cinq<br />

marches à monter. Il ne voulait pas faire demi-tour. Il voulait<br />

seulement faire une petite pause d’une minute, reprendre un<br />

peu son souffle, laisser son cœur se calmer un peu avant de faire<br />

la dernière portion du trajet.<br />

Il regarda en arrière. Ses yeux suivirent, dans les<br />

profondeurs de l’escalier, les volutes ovales de la rampe, et il vit<br />

à chaque étage les rayons lumineux qui faisaient irruption par<br />

côté. La lumière du matin avait perdu sa teinte bleutée pour<br />

devenir plus jaune et plus chaude, lui sembla-t-il. Venant des<br />

appartements bourgeois, il entendit les premiers bruits de<br />

l’immeuble qui s’éveillait : le tintement de bols, le claquement<br />

sourd d’une porte de réfrigérateur, la musique en sourdine<br />

d’une radio. Et puis soudain parvint à sa narine un parfum<br />

familier, l’arôme du café de Mme Lassalle, et il en aspira<br />

quelques bouffées : il eut l’impression qu’il buvait de ce café. Il<br />

prit sa valise et se remit en marche. Tout d’un coup, il n’avait<br />

plus peur.<br />

En pénétrant dans le couloir, il vit aussitôt deux choses, d’un<br />

seul coup d’œil : la fenêtre refermée, et une serpillière étalée,<br />

pour qu’elle sèche, sur le petit lavabo, à côté des w-c de l’étage.<br />

Il ne voyait pas encore jusqu’au fond du couloir, la vive lumière<br />

qui passait à travers la fenêtre formait un bloc éblouissant qui<br />

lui barrait la vue. Il continua d’avancer avec une sorte d’absence<br />

65

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!