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Le%20Pigeon%20-%20Patrick%20Suskind.pdf

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que son cœur cessât un instant de battre. À présent, il n’était<br />

plus capable de rien du tout. Il n’était plus du tout maître de lui.<br />

Il n’était littéralement plus capable de plier les genoux pour<br />

s’affaisser. Il n’était plus capable que de rester planté là et<br />

d’encaisser ce qui lui arrivait.<br />

Il entendit alors le chuintement discret de la limousine de<br />

M. Roedel. Non pas un coup de klaxon, mais juste ce discret<br />

chuintement, ce pépiement qui se faisait entendre quand la<br />

voiture, venant tout juste de démarrer, s’avançait du fond de la<br />

cour vers le porche. Et tandis que ce bruit infime frappait son<br />

oreille, y pénétrait, et que ce chuintement parcourait tous les<br />

nerfs de son corps comme un électrochoc, Jonathan sentit<br />

craquer ses articulation, et s’étirer sa colonne vertébrale. Il<br />

sentit que, sans qu’il y fût pour rien, sa jambe droite<br />

abandonnait l’écart et se ramenait contre la gauche le pied<br />

gauche pivotait sur son talon, le genou droit pliait pour faire un<br />

pas, puis le genou gauche, puis de nouveau le droit…, et qu’il<br />

mettait un pied devant l’autre, qu’il marchait pour de bon, qu’il<br />

courut même, qu’il dévalait les trois marches, longeait la façade<br />

d’une démarche élastique jusqu’au porche, ouvrait la grille,<br />

rectifiait la position, portait énergiquement la main droite à la<br />

visière de sa casquette et faisait sortir la limousine. Ce furent<br />

autant de gestes d’automate, sans aucune volonté propre, et sa<br />

conscience n’y eut part que dans la mesure 014 elle enregistra<br />

exactement déplacements et manipulations. Jonathan n’apporta<br />

dans cette affaire qu’une seule contribution personnelle, en<br />

décochant à la limousine qui filait en silence un regard noir et<br />

quantité de malédictions muettes.<br />

Mais ensuite, lorsqu’il eut repris sa faction, le feu de cette<br />

rage s’éteignit à son tour, cette seule impulsion propre qui fût<br />

encore en lui. Gravissant mécaniquement les trois marches, il<br />

sentit s’éteindre en lui le dernier reste de haine et, une fois en<br />

haut, ses yeux n’exprimèrent plus rien de venimeux ni<br />

d’écumant, il jeta désormais sur la rue un regard qui avait<br />

quelque chose de défait. Il lui sembla que ces yeux n’étaient plus<br />

du tout les siens, mais qu’il était lui-même logé en arrière de ses<br />

yeux et regardait à travers eux comme par des fenêtres rondes et<br />

mortes ; bien plus, il lui semblait que tout ce corps autour de lui<br />

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