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Le%20Pigeon%20-%20Patrick%20Suskind.pdf

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s’accorder cette petite chance de soulagement, car, loin de<br />

modifier l’état d’immense détresse où il se trouvait, cela n’aurait<br />

fait que le souligner de façon encore plus nette et plus ridicule.<br />

Il voulait souffrir, à présent. Plus il souffrirait, mieux cela<br />

vaudrait. La souffrance lui convenait tout à fait, elle justifiait et<br />

attisait sa haine et sa rage ; et la rage et la haine attisaient en<br />

retour la souffrance, car elles lui faisaient de plus en plus<br />

bouillir le sang et faisaient sourdre des pores de sa peau<br />

d’incessantes vagues de sueur. Il avait le visage ruisselant, l’eau<br />

gouttait de son menton et des cheveux de sa nuque, et le bord de<br />

sa casquette entamait son front congestionné. Mais pour rien au<br />

monde il n’aurait ôté sa casquette, même pour un bref moment.<br />

Il fallait qu’elle demeurât vissée sur sa tête comme le couvercle<br />

d’une cocotte-minute et qu’elle encerclât ses tempes à la<br />

manière d’un anneau d’acier, sa tête dût-elle en éclater. Il ne<br />

voulait rien faire pour atténuer sa détresse. Il resta là<br />

complètement immobile, pendant des heures. Il nota seulement<br />

que sa colonne vertébrale se cambrait de plus en plus, que ses<br />

épaules, son cou et sa tête s’affaissaient toujours plus bas, que<br />

son corps adoptait une posture de plus en plus tassée, pataude.<br />

Et pour finir – sans qu’il pût ni ne voulût rien y faire – la haine<br />

de soi qui s’était ainsi accumulée déborda et jaillit hors de lui,<br />

jaillit par ces yeux qui avaient sous la visière un regard de plus<br />

en plus fixement méchant et sinistre, et se déversa sur le monde<br />

extérieur sous forme d’une haine tout à fait ordinaire. Tout ce<br />

qui tombait dans son champ de vision, Jonathan le revêtait de<br />

l’affreuse patine de sa haine ; on peut même dire que, par ses<br />

yeux, ce n’était plus du tout une image réelle du monde qui<br />

pénétrait en lui, mais que ses yeux, comme si le sens des rayons<br />

lumineux s’était inversé, ne servaient plus que de portes<br />

donnant sur l’extérieur, crachant sur le monde les caricatures<br />

grinçantes nées en lui : ces garçons de café, par exemple, à la<br />

terrasse du café d’en face, ces jeunes garçons stupides et bons à<br />

rien qui vaquaient mollement entre tables et chaises, effrontés,<br />

bavardant entre eux et ricanants et grimaçants et barrant la<br />

route aux passants et sifflant les filles, ces petits péteux qui ne<br />

faisaient rien que répercuter vers le comptoir, par la porte<br />

ouverte, la commande qu’on leur avait lancée : « Un express !<br />

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