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Bientôt, grand-mère essayait de<br />
suivre leurs traces. Sur une vieille<br />
carte géographique accrochée au<br />
mur de la cuisine, des épingles<br />
de trois couleurs différentes<br />
identifiaient « les gars » et leur<br />
marche à travers l’Afrique et<br />
l’Europe. À l’affût constant des<br />
nouvelles dans les journaux, à la<br />
radio, même au cinéma et surtout<br />
par les lettres dont des extraits<br />
avaient été découpés par la censure<br />
militaire, grand-mère devinait plus<br />
ou moins la marche des troupes.<br />
Ainsi, à la lente et douloureuse<br />
avance des alliés, j’appris ma<br />
géographie.<br />
Dans de grosses boîtes métalliques,<br />
grand-mère entassait des douceurs<br />
avec l’espoir que le tout arriverait<br />
au destinataire. Chocolat, sucre à la<br />
crème, évidemment du gâteau aux<br />
fruits secs abondamment imprégné<br />
de précieux rhum, des confitures<br />
maison à profusion, le tout<br />
confectionné à partir de produits<br />
rationnés. La parenté se départait<br />
généreusement ses coupons, quitte<br />
à se passer du nécessaire pour<br />
procurer quelques douceurs à ses<br />
soldats. Grand-mère, réticente,<br />
y ajoutait des cigarettes de<br />
marques favorites. Ma grand-tante<br />
Antoinette, célibataire et aimant<br />
ses neveux comme s’ils étaient<br />
ses enfants, refermait les boîtes en<br />
reniflant ses larmes, et grand-père<br />
s’assurait de la solidité des attaches<br />
comme si le serrement des cordes<br />
s’accordait au serrement de son<br />
cœur. D’année en année, le même<br />
scénario s’imprimait dans ma tête<br />
d’enfant.<br />
Guerre et prière, le quotidien des<br />
gens de mon enfance. Beau temps,<br />
mauvais temps, mes grands-parents<br />
suivis de tante Nénette se rendaient,<br />
tous les matins, à la messe de<br />
5 heures, prier pour le retour de mes<br />
oncles. Le soir, grand-mère nous<br />
rappelait de confier à Dieu le sort de<br />
tous les combattants, car le bon Dieu<br />
prenait soin de « son monde » nous<br />
répétait-elle avec une assurance à<br />
toute épreuve. Cependant, quand<br />
les sirènes annonçaient le couvre-feu<br />
et que ma mère fermait à la hâte les<br />
lumières et les stores en entendant<br />
les avions vrombir dans le ciel noir<br />
de la nuit, mon aveugle confiance<br />
dans les enseignements de grandmère<br />
faisait sitôt place à une terrible<br />
peur que je n’osais exprimer.<br />
Le premier à partir<br />
outre-mer était entré<br />
chez lui en clamant<br />
haut et fort : « Je<br />
m’suis enrôlé ». Un<br />
an plus tard, en<br />
juillet 1941, Guy<br />
Malouin débarquait<br />
en Angleterre. Il<br />
reviendra en 1945,<br />
après avoir visité,<br />
comme il disait, la<br />
France, la Belgique<br />
et la Hollande.<br />
Il faisait partie de la Royal Canadian<br />
Army Service Corps, 3Rd Division<br />
Supply Column. Au cours des<br />
années, son silence obstiné en<br />
laissait deviner beaucoup plus et,<br />
des années plus tard, j’apprendrai<br />
l’ampleur et la fureur des grands<br />
combats auxquels il avait participés.<br />
Les deux autres partiront laissant<br />
femmes et enfants pour pleurer leurs<br />
absences. Sous-officier au Régiment<br />
de Châteauguay, Georges-Albert<br />
sera affecté à l’entraînement des<br />
troupes canadiennes en Angleterre.<br />
Canonnier affecté à la 82 Battery,<br />
4 th Army, Marcel, l’aîné des frères,<br />
Le Chaînon, <strong>Automne</strong> <strong>2009</strong><br />
Mémoires<br />
Le cannonier Marcel Malouin en Sicile.<br />
Lettre avec sceau de la censure.<br />
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