Serge Viau : : : Chien d'écrivain
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−−− <strong>Chien</strong> d’écrivain −−−<br />
tiste, c’est celui qui préférera laisser sa<br />
femme mourir de faim, ses enfants aller<br />
pieds nus, sa vieille mère de soixante-dix<br />
ans s’échiner à le faire vivre, plutôt que de<br />
se consacrer à ce qui n’est pas son art. Avec<br />
les femmes, il fait moitié de la vivisection,<br />
moitié du vampirisme. Il noue avec elles des<br />
relations intimes dans le but de les observer,<br />
de les dépouiller de leur masque de<br />
conventions et de surprendre leurs secrets<br />
les mieux gardés, car il sait qu’elles ont le<br />
pouvoir de donner corps à ses énergies<br />
créatrices les plus profondes, de le délivrer<br />
de sa froide raison, de lui faire voir des visions<br />
et de rêver des rêves – de l’inspirer,<br />
comme il dit. Il persuade les femmes qu’il y<br />
va de leur bien alors que c’est dans son<br />
propre intérêt qu’il agit. Il dérobe à la mère<br />
son lait et en fait l’encre noire dans laquelle<br />
il trempera sa plume pour la railler et pour<br />
glorifier la femme idéale. S’il feint de lui<br />
épargner les affres de la grossesse, c’est<br />
pour mieux se réserver la tendresse et les<br />
soins qui reviennent de droit aux enfants.<br />
Depuis que le mariage existe, le grand artiste<br />
est connu pour être mauvais mari. Mais<br />
il est pire que cela : c’est un voleur d’enfant,<br />
un suceur de sang, un hypocrite et un tricheur.<br />
La race peut périr et les femmes<br />
tomber par milliers pourvu que tous ces<br />
sacrifices lui permettent de mieux jouer<br />
Hamlet, de peindre une plus belle toile, d’écrire<br />
un poème plus pur, une pièce de<br />
théâtre plus réussie, un système philosophique<br />
plus élaboré ! […] Dans sa rage de<br />
création, il est aussi cruel que la femme, et<br />
aussi épouvantablement fascinant. De tous<br />
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