32MUSIQUETextures, ironieet airs à boire !Dans le cadre de la programmationMatins Sonnants, Musicatreizeprés<strong>en</strong>tait les œuvres de compositeursvivants : le libanais ZadMoultaka et le grec AlexandrosMarkeas. Ikhtifa (disparition) etCadavres exquis de Moultaka.Ikhtifa évoque deux tableaux(Ubac et De Staël) sur des poèmesd’Al-Maari, <strong>en</strong> deux parties,lisse puis striée, et une désintégrationprogressive. Le chœuralterne sil<strong>en</strong>ces et mots fractionnésdans une boucle sonore, surun dispositif électroacoustiquepuissant. Dans Cadavres exquis,clin d’œil aux joutes surréalistes,le son l’emporte sur le s<strong>en</strong>s, <strong>en</strong>une texture harmonique insoliteoù chaque mouvem<strong>en</strong>t est le souv<strong>en</strong>irtuilé du précéd<strong>en</strong>t. Travailextrême sur la résonance des sonssur laquelle se pos<strong>en</strong>t des motsépars…Le grec Markeas nous ramène, avecWall Street Lullaby, aux financiersagressifs qui nous berc<strong>en</strong>t d’illusions,puis à la mère grecque qui<strong>en</strong>dort son <strong>en</strong>fant pour mieux leprotéger «dors, chut…». Les voixexplor<strong>en</strong>t des registres extrêmes,cresc<strong>en</strong>di subits ou allongem<strong>en</strong>tsdes sons sur le souffle, et l’ironieest désabusée : «ami, fais confianceà tes désirs !».Dionysos, le vin, le sang proposeAlexandros Markeas © X-D.R<strong>en</strong> une variété de tableaux toutl’univers de la littérature bachique,vin gai ou tragique, mélodiestraditionnelles, des terrifiantesbacchantes aux airs à boire. Surdes <strong>en</strong>registrem<strong>en</strong>ts très évocateurs,électro et concrets, et voixtraitées numériquem<strong>en</strong>t, RolandHayrabedian semble le maître descouleurs…. Une belle invitationcroisée, initiée par le Gmem, pourun matin sonnant… si bi<strong>en</strong>.YVES BERGÉCe matin sonnant a eu lieu le 10 marsà l’Opéra de MarseilleAux portes de l’Enfer…Le «théâtre musical» pose un concept : le «musical» commande et justifiele «théâtral». Mauricio Kagel (1931-2008) fut l’un de ses principauxartisans. Il <strong>en</strong>visageait l’idée d’une «théâtralisation» du geste instrum<strong>en</strong>tal,p<strong>en</strong>sait l’expression corporelle du musici<strong>en</strong> comme un véritable«jeu» d’acteur. Dans La Trahison Orale (1981-83), sa «geste» originaleest portée par une suite de textes populaires évoquant le Diable. L’opuspropose un espace de liberté aux interprètes, au scénographe, quant àla répartition des voix instrum<strong>en</strong>tales et des textes parlés… Du coup,chaque production inv<strong>en</strong>te sa propre forme.Sur la scène du Gymnase, le GRIM (scène musicale de Montévidéo) etHubert Colas, ont fait le choix, hormis quelques interv<strong>en</strong>tions parlées(mais malhabiles) des musici<strong>en</strong>s, d’un mélodrame à une voix. BernardBloch (au faciès diabolique !) <strong>en</strong>chaîne, avec une verve certaine, lestextes, récits et contes sur les figures du Démon ; un tapis instrum<strong>en</strong>talse tisse autour de lui, composé de violon, cymbalum, guitare électrique,harpe ou saxophone…On aurait pu adhérer à ce bastringue de cirque triste, fanfare macabre,réminisc<strong>en</strong>ce sarcastique de Kurt Weill, aux cloches <strong>en</strong> percussions pourmesse noire, à quelque violon rappelant le pacte démoniaque de l’Histoiredu soldat de Stravinsky, à la course à l’abime, au songe de Sabbat…Mais on est resté aux portes de cet Enfer auquel il a manqué, outre dupublic, un li<strong>en</strong> organique <strong>en</strong>tre les impulsions théâtrale et instrum<strong>en</strong>tale,peu <strong>en</strong>diablée… et un brin de flamme musicale !JACQUES FRESCHEL© Pierre Gondard© Elodie HercouetComprovisations…Au piano, ça tourne autour de quelques sons :mode andalou, «cante jondo» orné qui s’<strong>en</strong>tête,secondes mineures et augm<strong>en</strong>tées quis’emmaill<strong>en</strong>t, avant qu’un clavier additif,électro-synthétique, cloche et décroche, siffle,persiffle…Le compositeur Alexandros Markeos aime«tous les pianos»… il y passe : fouille dans lev<strong>en</strong>tre de la caisse, sonde le sil<strong>en</strong>ce, tombedans les cordes <strong>en</strong> mémoire de John Cage,s’accroche aux double-cordes qui grond<strong>en</strong>t,s’accorde aux double-croches qui claqu<strong>en</strong>t, autempo d’une habanera déglinguée… aux triplesqui s’étrip<strong>en</strong>t... Alors son piano-orchestres’imagine <strong>en</strong> gamelan préparé ! Le filetagecrisse et crie, lance des miaulem<strong>en</strong>ts liquides…Le discours se construit, au fil de l’impro ;les résonances se brouill<strong>en</strong>t... hasard prémédité?... pour une heure de poésie sonore !JACQUES FRESCHELPiano caméléon, un récital d’Alexandros Markeasdonné le 13 mars Salle Musicatreize, MarseilleLa Trahison orale a été jouée au Gymnase, Marseille, les 14 et 15 mars
De l’intime à l’épique…Le festival Les Musiques s’éclate <strong>en</strong> 2013…dans l’espace, le temps et par sa programmationplurielle ! En deux jours, on passe dulaboratoire intime de création que constitue,<strong>en</strong>core aujourd’hui, le quatuor à cordes, à unefresque sonore frôlant la démesure.Éternel quatuor…Le 4 avril à La Friche, avec Jonathan Harvey(2003), on plonge aux origines du son, quandle frottem<strong>en</strong>t de l’archet n’est <strong>en</strong>core qu’unsouffle, avant qu’il ne se fonde <strong>en</strong> fréqu<strong>en</strong>cesqu’un dispositif électronique, ét<strong>en</strong>dant le rôletraditionnel du quatuor <strong>en</strong> superpositions etboucles, projette dans l’espace. Chez SaedHaddad et sa création Mirage, Mémoire, Mystère,le violon supérieur assume son leadership,chante, murmure par bribes au-dessus d’unepalette homogène, soignée, où l’émotion trouvesa place. Déf<strong>en</strong>du par les Quatuors Tana etIctus String, le double programme jette unregard rétrospectif vers deux chefs-d’œuvre deBartok (4 e Quatuor) et Janacek (Lettres intimes) :leur modernisme intrinsèque pose des bases,dès 1928, pour une littérature à v<strong>en</strong>ir. Mêmel’électron libre John Cage cèdera <strong>en</strong> 1949 à lat<strong>en</strong>tation d’une forme statuaire qui réinv<strong>en</strong>teobsessionnellem<strong>en</strong>t ses codes…Oratorio homérique !Les 6 et 7 avril, le vaisseau du Merlan est prêtpour L’Odyssée 2013 mise <strong>en</strong> musique par OscarStranoy sur un livret d’Alberto Manguel.Parfait luth !Le luth est, à la R<strong>en</strong>aissance, considéré commeun symbole de perfection lié à la Création :harmonie du monde réduite dans l’arrondi desa caisse, la consonance de ses doubles-cordes…un jeu mystérieux de Nombres dont lesmaîtres-luthiers étai<strong>en</strong>t dépositaires !C’est sur ce principe, pim<strong>en</strong>té de «résonancesori<strong>en</strong>tales» (La clé de Gr<strong>en</strong>ade par Saïd Chraïbià La Criée), que s’appui<strong>en</strong>t les récitals (PaulO’Dette dans Dowland) et la confér<strong>en</strong>ce (Duoud au luth de Dinko Fabris) prévus autour del’instrum<strong>en</strong>t, par Jean-Marc Aymes, au cœurdu festival Mars <strong>en</strong> Baroque.En remplacem<strong>en</strong>t d’Eugène Ferré, indisponiblepour raisons de santé, c’est au pied levé queCe projet, porté au long cours par Musicatreize,trouve son aboutissem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> l’annéeCapitale !Impressionnant : des choristes partout ! Prèsde 250 chanteurs <strong>en</strong>cadr<strong>en</strong>t le dispositif instrum<strong>en</strong>taloriginal (orgues/synthés, bois,timbales, wood-blocks), le public, jusque dansson dos… Tout est millimétré dans la mise <strong>en</strong>espace de Jeanne Roth, le travail accompli,sur une partition difficile pour des amateurs,par la pléiade de chefs de chœur qui relay<strong>en</strong>tles gestes de Roland Hayrabedian.L’œuvre est bâtie sur une structure antiquealternant solistes et chœurs, une narrationportée par un récitatif moderne et l’universalitédes langues. Tout y est d’Homère : de laguerre de Troie à l’interminable retour, duCyclope à Calypso et Circé, Pénélope ou Télémaque,autant de rôles assumés avec brio parles solistes de Musicatreize. Seul, le hérosmaudit manque à la distribution, s’échappesans cesse, errant, regretté… Les tableaux sonoresévit<strong>en</strong>t l’effet facile, s’emboit<strong>en</strong>t partaches étales qui dévoil<strong>en</strong>t l’épopée, <strong>en</strong> tuilageschorals spatialisés, parlés/chantés, dontle chœur des Sirènes et sa touche françaiseconstitu<strong>en</strong>t un sommet.JACQUES FRESCHELLe Festival les Musiques se poursuitjusqu’au 15 mai (voir p 51)L'odyssee 2013 © Frederic DemesurePascale Boquet a assumé l’ouverture du cycleCousins de Méditerranée au Temple Grignanle 21 mars. La musici<strong>en</strong>ne a offert un beaumom<strong>en</strong>t de douce intimité autour Du mignardluth et de la guitare r<strong>en</strong>aissance, une «cousine»un peu «pincée», mais à la sonorité mordante.Au gré de chansons harmonisées, ornées dedélicates diminutions du tempo, de danses ternairesou binaires v<strong>en</strong>ues de France et d’Italie,on a songé au plaisir (au martyr ?) de l’att<strong>en</strong>teamoureuse, aux regrets de l’abandon, commeà son délice… Tout un voyage vers les originesde l’art instrum<strong>en</strong>tal europé<strong>en</strong>, à la sourced’une exquise poétique !J.F.Joel Suhubiette © Francois PasseriniSacrés affects !«Heu mihi ! filia mea»… le chef-d’œuvre deCarissimi se fige dans ces mots : ceux d’unpère au supplice ! Victorieux des Ammonites,Jephté doit, au nom d’un pacte passéavec Yahvé, sacrifier la première personnequ’il r<strong>en</strong>contre à son retour : mais c’est sa filleunique, dansant au son du tambour, qui s’approche! «Pater mi»… avec quelle innoc<strong>en</strong>ce,<strong>en</strong> trois notes candides, elle accepte sondestin !On n’est pas loin du théâtre avec cet oratorioqui fixe un modèle au cœur du XVII esiècle : les solistes altern<strong>en</strong>t récits et airs,reliés au chœur par un narrateur… le toutsout<strong>en</strong>u par le continuo. C’est cet art baroquede la représ<strong>en</strong>tation et des passionsqu’ont prodigué avec tal<strong>en</strong>t, sobriété etsubtilité, l’Ensemble Jacques Moderne(dir. Joël Suhubiette) et Concerto Soave(dir. Jean-Marc Aymes) le 26 mars aux Salinsà Martigues pour la clôture du festivalMars <strong>en</strong> baroque.Portée par de magnifiques solistes, FurioZanasi, ténor au timbre clair et à la déclamationexperte (formidable Orphée parailleurs), Maria-Christina Kiehr, si singulièreet émouvante, cet opéra spirituel arévélé ses couleurs originelles. Les solostirés du chœur de chambre, comme les fabuleusesdéplorations finales ont fait vibrerle public.En première partie, on a découvert égalem<strong>en</strong>tquelques Histoires sacrées de Dom<strong>en</strong>icoMazzocchi, continuateur du style de Monteverdi.Bourrées de figuralismes, expressions<strong>en</strong> musique du sommeil, des pleurs ou de lapaix (superbe trio avec t<strong>en</strong>ue), les œuvresoffrai<strong>en</strong>t de surcroit quelques pertin<strong>en</strong>tescontiguïtés avec le temps pascal, la mortet la Résurrection, les figures de Lazare ouMarie-Madeleine.JACQUES FRESCHEL33MUSIQUE