74LIVRESOn the road r<strong>en</strong>gaine«Voilà ce que c’est de voyager : offrir des histoiresdans une cuisine inconnue très loin de chez soi.»Alexandre, jeune parisi<strong>en</strong>, écrit des histoires dansun magazine pour <strong>en</strong>fants. Sa compagne estpartie vivre avec un autre, à Marseille. Alors,pour fuir la douleur insupportable de la séparation,il quitte tout : ville, travail, amis, téléphone,et part rejoindre celle qu’il aime à Marseille, àpieds. Le roman ti<strong>en</strong>t dans le récit de ce parcours,où la direction est plus importante que lebut : fatigue de la marche, forêts profondes ouautoroutes longeant les tracés de TGV, nuitsd’hôtels ou dortoirs, r<strong>en</strong>contres de fortune, d’oùse détach<strong>en</strong>t les visages solitaires de Nina, lajeune mère célibataire et Giovanni, solide compagnonde route trucul<strong>en</strong>t comme un clowntriste et insouciant. Le randonneur devi<strong>en</strong>tLa BD de Lionel Richerand nous <strong>en</strong>traîne minede ri<strong>en</strong> dans les mythes fondateurs. Le récit estnourri d’imaginaires qui nous hant<strong>en</strong>t, la forêtobscure, dévoratrice et protectrice tout à la fois,les êtres hybrides, les crapauds avides de baisers,la poupée qui parle, le grand cerf des bois,l’<strong>en</strong>fant-loup, les vœux exaucés, les promessesqui <strong>en</strong>chaîn<strong>en</strong>t…Cette fable initiatique nous narre l’histoire d’unepetite fille Anna, qui vit dans un grand domaineperdu au milieu des bois. Alors qu’un nouveaurégisseur fait son apparition et cherche à accaparerla propriété par les moy<strong>en</strong>s les plus retors,l’<strong>en</strong>fant est appelée une nuit par sa poupée <strong>en</strong>levéepar une bande de crapauds. Elle sera confrontéeau secret de sa naissance, devra choisir sa voie…les objets de l’<strong>en</strong>fance qui l’<strong>en</strong>tour<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>drontalors leur véritable signification. La nature facevagabond, et la solitude est traversée par la spontanéitéde ces r<strong>en</strong>contres éphémères. Puis l’espace serétrécit au c<strong>en</strong>tre-ville de Marseille, où il débusquela jeune fille sans l’aborder.La reconquête amoureuse se double d’une quêteinitiatique, d’une expéri<strong>en</strong>ce intérieure de détachem<strong>en</strong>tet de dénuem<strong>en</strong>t offerte à celle qu’ilaime. C’est un récit simple, qui évite avecbonheur les considérations philosophiques outouristiques sur l’errance, même s’il <strong>en</strong> retrouvetous les clichés, et qui préfère à l’expression de ladouleur amoureuse celle de la ferveur d’un donde soi total. Mais à force d’être simple, l’argum<strong>en</strong>test mince, pour ne pas dire inconsistant, etle paysage bi<strong>en</strong> plat.AUDE FANLOEntre Lilith et la cryptozoologieà la rapacité humaine et ses forces de destructiontrouve dans sa révolte une puissance supérieurecapable de surmonter les petitesses. La BD quicomm<strong>en</strong>ce comme un roman de mœurs, estirriguée de fantastique, jonglant <strong>en</strong>tre l’onirismeet l’exploitation des mythes. Les terreurs <strong>en</strong>fantinessont portées par les images de Lilith ou dela «Grande Boueuse». Le graphisme d’une grandefinesse oscille <strong>en</strong>tre réalisme et fantastique, usantd’une subtile palette d’ocres et de sépias. Unbestiaire fantastique complète l’ouvrage, lui apportantde nouvelles clés.P<strong>en</strong>dant le festival de BD d’Aix-<strong>en</strong>-Prov<strong>en</strong>ce,cette collection investit le Muséum d’HistoireNaturelle (voir Zib’61)… Avec de telles planchesde bestiaire, la r<strong>en</strong>contre s’annonce palpitante !MARYVONNE COLOMBANILe temps d’arriverAuréli<strong>en</strong> ManyaGallimard/L’Arp<strong>en</strong>teur, 17,50 €Dans la forêtLionel RicherandSoleil, collection Métamorphose, 17,95 €Comme on fait son litDans le cadre d’une résid<strong>en</strong>ce d’écriture, JoySorman a passé plusieurs mois dans une <strong>en</strong>treprisede literie de Seine-Saint-D<strong>en</strong>is. Celle-ci aégalem<strong>en</strong>t ouvert ses portes au regard fureteur deFrédéric Lecloux. Aujourd’hui paraît, fruit deces deux expéri<strong>en</strong>ces, Lit national (du nom del’<strong>en</strong>treprise), un émouvant récit <strong>en</strong> images et <strong>en</strong>mots. Une histoire de lits, de sommeil et demort. Dans la chambre où repose Louise, sagrand-mère, qui vi<strong>en</strong>t de mourir à quatre-vingtneuf ans dans son lit et dans son sommeil (unexploit de nos jours !), la narratrice laisse filer sesp<strong>en</strong>sées. Le li<strong>en</strong> est fort qui les unissait. Or,quand sa mère lui annonce qu’elle héritera du litde la défunte, un lit extraordinaire, 160 par 190,matelas <strong>en</strong> laine, garanti à vie, c’est la panique…S’<strong>en</strong>suit une méditation effilochée <strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce-bribes de la vie saine et organisée de Louise, fragm<strong>en</strong>tsplus chaotiques de celle de la narratrice,réflexions sur l’insomnie, sur les divers lits possibles,les chambres, la nuit et les rêves, lesmultiples postures des dormeurs, évocation decontes célèbres…- qui tisse pourtant adroitem<strong>en</strong>tle fil narratif. Car de ce legs, que faire ? Comm<strong>en</strong>tdormir dans le lit d’une morte ? Comm<strong>en</strong>t fairele deuil d’une grand-mère chérie ? À l’introspectionintimiste de Joy Sorman répond<strong>en</strong>t lesphotographies. Dans la grande <strong>en</strong>treprise deliterie où l’on coud <strong>en</strong>core à la main l’étiquette dela marque sur les matelas finis, Frédéric Leclouxsemble traquer les détails (bobines de fil, amasde laine, ressorts abandonnés) ; des humains quitravaill<strong>en</strong>t ici ne rest<strong>en</strong>t que les mains, ou desuniformes sur des cintres. Comme si elle aussiétait sur son lit de mort. Saisissant.FRED ROBERTLit nationalJoy Sorman (texte), Frédéric Lecloux (photographies)Le bec <strong>en</strong> l’air, coll. Collatéral, 14,90 €
Marseille, ouvre-toi !Connu pour être l’un des pionniers de la voguedu polar marseillais des années 90, FrançoisThomazeau est aussi éditeur (L’Écailler), libraire,journaliste sportif, rédacteur de guides«bistronomiques» et du Guide du Marseille insolite.Était-il possible de réunir toutes ces passions ?L’<strong>en</strong>treprise est réussie pour celui qui rêvaitd’écrire «LE livre sur Marseille». On y retrouvel’intrigue du polar, son amour pour la villephocé<strong>en</strong>ne et l’att<strong>en</strong>tion aux faits du journaliste.Persuadé que Marseille possède une âme,l’écrivain invite son lecteur à le suivre dans sesinvestigations.Tout comm<strong>en</strong>ce lors une prom<strong>en</strong>ade improviséeavec son amie Martha, dans le Vieux Saint-Marcel.C’est <strong>en</strong>tre les collines du massif de Saint-Cyret les contreforts du massif du Garlaban qu’uneétrange apparition se produit. Puis disparaît.Qu’est ce que c’était ? Qui, de quelle époque,quelle religion ? Il retourne sur la butte des Baousde Saint-Marcel… Sur son chemin, il croisera le«vicomte» Brémond, le vieux pêcheur Michel,Pierre l’ouvrier itali<strong>en</strong>, d’autres <strong>en</strong>core… Desgardi<strong>en</strong>s de l’histoire qui réveill<strong>en</strong>t par leurs récitsles fantômes qui ont vécu sur cette «frontière»marseillaise. Des Ségobriges à la riche familleForbin <strong>en</strong> passant par Marie Deluil-Martiny etmême Éric Cantona, tous ces personnages devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>tdes clefs secrètes pour compr<strong>en</strong>dre lemystère de cette ville partagée <strong>en</strong>tre terre et mer,aussi protectrice qu’insoumise.ANNE-LYSE RENAUTMarseille, une biographieFrançois ThomazeauStock, 19,75 €75RCO ENCOCerveau et marketingQui a dit que la sci<strong>en</strong>ce n’intéresse pas legrand public ? Le 12 mars dernier,l’auditorium de l’Alcazar était archicomblelors de la confér<strong>en</strong>ce d’Olivier Oullier intituléeÉmotion et prise de décision. Précisonsque cet orateur est familier des grandsrassemblem<strong>en</strong>ts, ayant été désigné Youngglobal leader au Forum de Davos <strong>en</strong> 2011.Enseignant-Chercheur à l’Université d’Aix-Marseille, son travail consiste à étudier lesli<strong>en</strong>s <strong>en</strong>tre les caractéristiques du cerveau etle comportem<strong>en</strong>t des individus. À compr<strong>en</strong>dre«comm<strong>en</strong>t l’émotion et la rationalitéjou<strong>en</strong>t l’une contre l’autre, la distinction <strong>en</strong>treles deux étant de plus <strong>en</strong> plus difficile à établir,car les décisions sont biaisées par la subjectivité».Tout est question de contexte :devant un dilemme moral, on ne réagit pasde la même manière lorsqu’on est impliquéaffectivem<strong>en</strong>t (si votre amoureux est dansun avion détourné par des terroristes, quel’on vous demande d’abattre pour éviterqu’il ne s’écrase sur une ville, par exemple)ou à distance (les réactions des soldatsmanipulant des drones sont att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>tanalysées).Les applications de ce type d’études ? OlivierOullier donne «moins de deux ans» à lajustice pour s’appuyer sur des tests d<strong>en</strong>europsychologie et l’imagerie cérébraleavant de r<strong>en</strong>dre ses décisions ! Évidemm<strong>en</strong>t,«les experts vont se battre sur la question de lafiabilité». Mais le fonctionnem<strong>en</strong>t du cerveaupassionne avant tout le marketing, quibase ses profits sur l’exploitation du circuitde la récomp<strong>en</strong>se, et cherche son Graal : laprédictibilité comportem<strong>en</strong>tale. Le jeunehomme explique <strong>en</strong> souriant que les progrèsde la technologie peuv<strong>en</strong>t être utilisésaussi bi<strong>en</strong> pour soigner que pour v<strong>en</strong>dre, etil pose la question : «Le privé paye ses chercheursénormém<strong>en</strong>t plus que le secteurConfér<strong>en</strong>ce Olivier Oullier © G.Cpublic… devinez qui se consacre à quoi ?» Oncomm<strong>en</strong>ce à avoir des doutes sur saposition dès l’interrogation suivante :«Pourquoi donc les marchands de soda nousv<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t-ils un monde meilleur, et la santépublique du cholestérol ?» Peut-être parce queles uns v<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t un produit, alors que lestorytelling ne fait pas vraim<strong>en</strong>t partie desmissions de l’autre ? Sa conclusion, quinous ramène vers la psychologie constructiviste,laisse dubitatif : être intellig<strong>en</strong>t, c’estêtre adapté à son <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t. Voilà uneaffirmation qui se discute aujourd’hui, dansun <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t saturé de signesmanifestem<strong>en</strong>t pathogènes.GAËLLE CLOARECLa confér<strong>en</strong>ce du 12 mars était organiséepar l’association Cerveau Point Commdans le cadre de la Semaine du Cerveau,sous l’égide de la Société Françaisedes Neurosci<strong>en</strong>cesLe terreaude la religionDans le cadre des Grandes r<strong>en</strong>contres de l’Université,le site de la Canebière accueillait le 19mars Raphaël Liogier, directeur de l’Observatoiredu religieux. Sa confér<strong>en</strong>ce intitulée Id<strong>en</strong>titéset religions dans un monde sans frontières portaitprincipalem<strong>en</strong>t sur un constat : loin de connaîtrele «rouleau compresseur de rationalité» préditjadis par certains sociologues, notre monde globaliséest traversé par de forts courants religieux.Trois phénomènes majeurs se développ<strong>en</strong>t, quel’on peut étudier de manière intéressante sousl’angle social et économique : sectes et spiritualitésapparues ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t après la 2 deguerre mondiale dans les sociétés les plus riches,mouvem<strong>en</strong>ts évangéliques <strong>en</strong> très forte progressiondans les pays pauvres, et fondam<strong>en</strong>talismeréactionnel des populations ayant subi une graveblessure narcissique (colonisation, déportation...).On constate alors «que les différ<strong>en</strong>ces<strong>en</strong>tre ces t<strong>en</strong>dances crois<strong>en</strong>t de très importantspoints communs» : elles sont toutes globalisées(à l’échelle contin<strong>en</strong>tale a minima, d’Al Qaïda àla Sci<strong>en</strong>tologie), extrêmem<strong>en</strong>t adaptables, etdifficilem<strong>en</strong>t maîtrisables par les États-Nations.Cette grille théorique souple prés<strong>en</strong>te l’avantagede mettre <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce les stratégies plus géopolitiquesque spirituelles qui permett<strong>en</strong>t auxreligions de se déployer, et aussi de saisir plusfinem<strong>en</strong>t les raisons pour lesquelles un catholiquepourrait se s<strong>en</strong>tir plus proche d’un bouddhisteque d’un chréti<strong>en</strong> charismatique, ou un protestantpréférer dialoguer avec un adepte dusoufisme plutôt qu’un p<strong>en</strong>tecôtiste… G.C.À lireSouci de soi, consci<strong>en</strong>ce du monde.Vers une religion globale ?Armand Colin, 2012NFÉRENCESNTRES