L'exemple de Debussy, en marge du système tonal traditionnel, peut paraître moins évident. Etpourtant voici ce qu'évoque Maurice Emmanuel à propos d'une improvisation du jeune Claude:« Au piano, nous entendîmes des grondements chromatiques (...), des groupes de quintes <strong>et</strong>d'octaves consécutives, des septièmes qui, au lieu de se résoudre comme il fallait, menaient en faità la note supérieure ou ne se résolvaient pas du tout (...); des accords de neuvième à tous leséchelons de la gamme; des accords de onzième <strong>et</strong> de treizièmes; toutes les notes de la gammediatonique jouées à la fois dans des dispositions fantastiques; de chatoyantes suites d'arpègescontrastaient avec des trilles joués avec les deux mains sur trois notes à la fois. Durant plus d'uneheure, il nous tint sous le charme autour du piano (...). Enfin le surveillant, Ternusse, alarmé parces bruits étranges qui r<strong>et</strong>entissaient à travers les corridors, fit irruption pour m<strong>et</strong>tre un terme ànotre « leçon ». Debussy était un dangereux « fanatique », <strong>et</strong> l'on nous pria de vider les lieux. »(Lockspeiser & Halbreich, 1980, p.85)Pour E. Lockspeiser, « c'est au cours de pareilles improvisations, quand ses doigts cherchaientd'instinct sur le clavier de nouvelles combinaisons sonores, qu'il dut découvrir certaines de sesnouvelles harmonies. ». En eff<strong>et</strong>, les couleurs harmoniques chez Debussy semblent ne pouvoir êtreconçues qu'au clavier. Et dans l'autre sens, les éléments musicaux récurrents dans son oeuvre écritecorrespondent aux éléments cités dans la description ci-dessus.Ce lien <strong>entre</strong> oeuvre écrite <strong>et</strong> « oeuvre improvisée » peut nous suggérer les bases d'uneméthode: si l'improvisation est présente dans la genèse de l'oeuvre écrite, efforçons-nous de refaire« en sens inverse » le chemin parcouru par le compositeur qui recherche ses idées <strong>et</strong> qui forme sonlangage en expérimentant librement des lignes, des motifs, des couleurs, <strong>et</strong> en réutilisant certainséléments de prédilection...Do you speak music ?A moi aussi, il m'est arrivé un jour d'entendre des pièces que je gageai d'un grandcompositeur, <strong>et</strong> dont on finit par m'apprendre qu'elles n'étaient rien de plus que des improvisations.Stupéfait, je pensai alors du musicien: « en voilà un qui “parle la langue <strong>musical</strong>e de cecompositeur». On l'a vu, de nombreux indices suggèrent qu'il y a eu autrefois une proximité intime,bien qu'aujourd'hui peu évidente, <strong>entre</strong> l'oeuvre écrite <strong>et</strong> l'oeuvre improvisée. Toutes ces figures quiont marqué l'histoire de la musique, Bach, Mozart, Be<strong>et</strong>hoven <strong>et</strong> j'en passe, présentaient sans douteautant de génie dans l'improvisation que dans la composition, comme si les bases de leur discours<strong>musical</strong> étaient déjà intégrées de façon instinctive. C<strong>et</strong>te proximité <strong>entre</strong> expression orale <strong>et</strong>expression écrite, leur apprarente interdépendance, nous mènent tout naturellement à unecomparaison avec le langage verbal: on imagine mal un écrivain dépourvu de toute facultéd'expression orale.Par conséquent, si la maîtrise d'une langue <strong>et</strong> d'une pensée résulte du développement <strong>et</strong> del'interaction des trois actes que sont l'écriture, la parole <strong>et</strong> la lecture, on conçoit aisément que Bach,en musicien compl<strong>et</strong> qu'il fut, avait développé d'une égale façon la composition (écriture <strong>musical</strong>e),l'improvisation (parole <strong>musical</strong>e), <strong>et</strong> l'<strong>interprétation</strong> (lecture <strong>musical</strong>e):5
parlerimproviserlireécrireinterprétercomposerSi l'on s'en tient à c<strong>et</strong>te analogie, l'apprentissage exclusif de la partition placerait l'interprète dans lamême situation que s'il apprenait à réciter un texte en une langue qui lui serait à peu près étrangère.La sacralisation de l'oeuvre écrite néglige le développement de la dimension orale <strong>et</strong> spontanée à labase de l'art <strong>musical</strong>. La problématique de l'équilibre <strong>entre</strong> ces trois aspects a cours dans le domainescolaire, où l'on déplore semblablement une disproportion <strong>entre</strong> l'expression écrite (lire, écrire) <strong>et</strong>l'expression orale (parler) lors de l'apprentissage d'une langue étrangère. Parmi les solutionsproposées, la didactique de la langue maternelle fait figure d'exemple. On peut supposer que, dansle cas d'un Mozart, la maîtrise stupéfiante de l'ensemble des aspects qui définissent le musicien(technique instrumentale, improvisation, composition, mémorisation, écoute, <strong>et</strong>c...), s'explique parun apprentissage <strong>musical</strong> semblable au développement de la langue maternelle; rappelons qu'à l'âgede six ans, le jeune prodige écrivait ses premières oeuvres, qui témoignent déjà d'une connaissanceparfaite de l'harmonie <strong>et</strong> de la forme. Dès lors, l'expression improvisée prend un statut fondamental:chez le jeune enfant, c'est elle qui intervient en premier dans l'acquisition du langage, l'écriture <strong>et</strong> lalecture arrivant bien plus tard. C<strong>et</strong> ordre est d'ailleurs le même à l'échelle de l'espèce humaine, tantsur le plan verbal que <strong>musical</strong>: les traditions primitives sont d'essence orale, <strong>et</strong> l'écriture est apparueaussi tardivement dans la genèse de nos civilisations que dans celle de notre individualité.Apprendre la musique comme une langue maternelle est un idéal que ne caressent passeulement les partisans d'une didactique de l'improvisation; il est sans doute celui de beaucoupd'autres pédagogues. Pour ma part, loin de chercher à réaliser ce modèle, mon objectif dans c<strong>et</strong>ravail est avant tout de rééquilibrer la circularité <strong>entre</strong> <strong>interprétation</strong>, composition <strong>et</strong> improvisation,en redonnant de l'importance à ce dernier terme, à la « parole <strong>musical</strong>e ». Il vaut donc la peine des'intéresser brièvement aux mécanismes de l'acquisition du langage, <strong>et</strong> d'en r<strong>et</strong>enir quelqueséléments qui peuvent faire sens dans le domaine <strong>musical</strong>.Commençons par les racines. <strong>Le</strong>s différentes théories, philosophiques, cognitivistes oustructuralistes, s'accordent à percevoir dans le cri la manifestation primitive du langage. <strong>Le</strong> cri n'estni vraiment un mot, ni vraiment une note; il est tout à la fois langage <strong>et</strong> musique (Brun, 1999). Dulangage, il a l'utilité, la signification: signal d'alarme, appel à l'autre, besoin d'une présencerassurante, besoin d'être nourri (pleurs du nouveau-né). Et de la musique, il a l'autosuffisance: joieou douleur d'être au monde, manifestation de l'existence (chant de l'oiseau). <strong>Le</strong>s premières bribes deparole verbale se développeront sur la base de c<strong>et</strong>te double orientation: celle de l'utilitaire <strong>et</strong> celledu jeu. <strong>Le</strong> processus d'imitation par lequel le nourrisson apprend ses premiers mots est dû à la fois àl'urgence de ses besoins primaires <strong>et</strong> au pur plaisir d'imiter. Nous constatons ici non seulement quel'expression libre est à l'origine de l'apprentissage du langage, mais que celui-ci, dans sa premièremanifestation, ne dissocie pas musique <strong>et</strong> parole 1 .Outre le processus d'imitation, l'expérimentation est un principe clé dans le perfectionnementde la langue maternelle. <strong>Le</strong> nourrisson teste, attend la réaction des autres <strong>et</strong> sélectionne ainsi unvocabulaire sensé parmi l'ensemble des sons qu'il peut produire.On peut relever aussi le principe de répétition: pendant ses premières années, le nourrissonbredouille une sorte d' « ostinato » verbal qui joue un rôle important dans la mémorisation des mots<strong>et</strong> dans l'ajustement de leur prononciation.1 Certains comme Rousseau, affirment même que le langage que nous parlons ne serait qu'une dégénérescence duchant; <strong>et</strong> la mise des paroles en musique, comme l'opéra, une tentative inconsciente de r<strong>et</strong>rouver c<strong>et</strong>te unité perdue.6