Une histoire racontée à Sophie - La Flute
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Ma chère Françoise,<br />
Bellelay, l0 novembre 1951<br />
Et ne m’en veux pas, si je te tutoie, je dis tu <strong>à</strong> tous ceux<br />
que j’aime*… même si je ne leur écris pas.<br />
Tu vois, je commence sur le ton avec lequel tu finissais ta<br />
lettre de septembre... et j’ai ta carte de Picasso sous les yeux.<br />
Elle me plaît beaucoup. Je l’ai installée sur la bibliothèque,<br />
<strong>à</strong> côté d’une grande belle feuille morte, exactement de la<br />
même nuance. Je suis ainsi tout <strong>à</strong> fait satisfaite de la vie.<br />
Je me demandais, tous ces jours, pourquoi je mettais<br />
parfois si longtemps <strong>à</strong> t’écrire, alors que j’en avais souvent<br />
l’envie, et qu’au cours d‘une journée je t’associe facilement<br />
<strong>à</strong> mes pensées.<br />
Tu es de loin ma correspondante préférée, et j’attends des<br />
mois avant de te donner signe de vie. J’ai constaté alors<br />
que tu constituais une petite conserve, une petite soupape de<br />
sûreté. Si bien que ce que j’aime, c’est cette pensée: “ah, j’ai<br />
devant moi la perspective d’avoir <strong>à</strong> écrire <strong>à</strong> Françoise” si je<br />
m’en réjouis tant, de ce moment “petit château toscan” qu’est<br />
toujours pour moi celui où je t’écris, que parfois je renonce<br />
<strong>à</strong> l’acte, pour m’en réjouir plus longtemps. Ça ne fait pas<br />
toujours l’affaire de l’autre, ce système! Et tu vois qu’occuper<br />
un premier rang suppose parfois une espèce d’éloignement.<br />
J’ai rencontré Widmer <strong>à</strong> la gare de <strong>La</strong>usanne, dimanche<br />
dernier. Il doit me prendre pour vraiment un peu toquée<br />
d’être ainsi toujours enterrée <strong>à</strong> Bellelay. C’est tout juste s’il<br />
n’y avait pas une petite lueur inquiète dans ses beaux yeux<br />
bleu gris, enfoncés, qui me font penser <strong>à</strong> Romain Rolland.<br />
Je ne sais si je t’ai dit que je lisais Jean-Christophe. Un vrai<br />
régal. 1500 pages, papier bible. On n’a plus le courage<br />
maintenant, d’écrire un pareil livre, lent, dense, qui a des<br />
entrailles. Je bénis le ciel de ne l’avoir pas lu du temps du<br />
gymnase car maintenant j’en jouirais moins.<br />
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