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Alfredo Jaar "Paysage" - Académie de Toulouse : Mission TICE

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V- Axes <strong>de</strong> réflexion<br />

Pourquoi témoigner ?<br />

L’humanité perdue, Alain Finkielkraut<br />

Extrait du chapitre "L’ironie <strong>de</strong> l’histoire", pp. 113-115, ed. du Seuil, Paris, 1996.<br />

A cause d’une malheureuse phrase d’Adorno, sur laquelle celui-ci est d’ailleurs<br />

revenu, il se trouve toujours quelqu’un pour se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, l’air sombre, s’il est<br />

encore possible, après Auschwitz, d’écrire <strong>de</strong>s poèmes. La formule originellement<br />

inspirée par le désespoir est <strong>de</strong>venue, avec le temps, un automatisme mondain,<br />

et elle nous vaut aujourd’hui d’interminables bavardages sur l’effondrement <strong>de</strong> la<br />

culture à Auschwitz ou sur le mutisme <strong>de</strong>s survivants. Or s’il y avait effectivement<br />

quelque chose d’impossible aux rescapés doués <strong>de</strong> génie littéraire, c’était <strong>de</strong> ne<br />

pas écrire <strong>de</strong> récits. Il leur fallait raconter, moins par urgence autobiographique<br />

<strong>de</strong> témoigner <strong>de</strong> ce qu’ils avaient enduré, que par nécessité en quelque sorte<br />

hétérobiographique <strong>de</strong> témoigner pour les disparus et <strong>de</strong> les arracher à leur<br />

<strong>de</strong>stin anonyme. Et aussi hostile soit-elle à toute esthétisation, cette impérieuse<br />

nécessité <strong>de</strong> donner aux morts l’assistance narrative qu’ils réclament relève<br />

encore <strong>de</strong> la poésie. Comme l’écrit admirablement Soljenitsyne, le seul substitut à<br />

l’expérience qu’il ne nous a pas été donné <strong>de</strong> vivre est l’art, la littérature : "l’art<br />

transmet d’un homme à l’autre, pendant leur bref séjour sur la Terre, tout le<br />

poids d’une très longue et inhabituelle expérience, avec ses far<strong>de</strong>aux, ses<br />

couleurs, la sève <strong>de</strong> sa vie : il la recrée dans notre chair et nous permet d’en<br />

prendre possession, comme si elle était nôtre." (1) Il faut donc renverser la<br />

formule d’Adorno : sans l’art, c’est-à-dire sans la poésie, la compréhension<br />

intime <strong>de</strong> ce qui était en jeu à Auschwitz ou à la Kolyma nous serait barrée pour<br />

toujours.<br />

Exemplaire est, à cet égard, l’histoire du petit Hurbinek relatée dans La Trêve par<br />

Primo Levi : "Hurbinek n’était rien, c’était un enfant <strong>de</strong> la mort, un enfant<br />

d’Auschwitz. Il ne paraissait pas plus <strong>de</strong> trois ans, personne ne savait rien <strong>de</strong> lui,<br />

il ne savait pas parler et n’avait pas <strong>de</strong> nom : ce nom curieux d’Hurbinek lui<br />

venait <strong>de</strong> nous, peut-être d’une <strong>de</strong>s femmes qui avait rendu <strong>de</strong> la sorte le son<br />

inarticulé que l’enfant émettait parfois. Il était paralysé à partir <strong>de</strong>s reins et avait<br />

<strong>de</strong>s jambes atrophiées, maigres comme <strong>de</strong>s flûtes ; mais ses yeux, perdus dans<br />

un visage triangulaire et émacié, étincelaient terriblement vifs, suppliants,<br />

affirmatifs, pleins <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> briser ses chaînes, <strong>de</strong> rompre les barrières<br />

mortelles <strong>de</strong> son mutisme. La parole qui lui manquait, que personne ne s’était<br />

soucié <strong>de</strong> lui apprendre, le besoin <strong>de</strong> la parole jaillissait <strong>de</strong> son regard avec une<br />

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