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Alfredo Jaar "Paysage" - Académie de Toulouse : Mission TICE

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force explosive ; un regard à la fois sauvage et humain, un regard adulte qui<br />

jugeait, que personne d’entre nous n’arrivait à soutenir tant il était chargé <strong>de</strong><br />

force et <strong>de</strong> douleur." (2)<br />

Dans l’infirmerie où il s’était retrouvé avec Primo Levi et une foule d’autres<br />

mala<strong>de</strong>s après la libération d’Auschwitz par l’Armée Rouge, Hurbinek réussit<br />

pourtant à proférer un mot : quelque chose comme "Masseklo" ou "Matisklo".<br />

Etait-ce son nom ? Que disait-il ? Bien qu’il y eût autour d’Hurbinek <strong>de</strong>s<br />

représentants <strong>de</strong> toutes les nations d’Europe centrale, le mot ne livra pas son<br />

secret et "Hurbinek qui avait trois ans, qui était peut-être né à Auschwitz et<br />

n’avait jamais vu un arbre, Hurbinek qui avait combattu comme un homme<br />

jusqu’au <strong>de</strong>rnier souffle pour entrer dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s hommes dont une<br />

puissance bestiale l’avait exclu ; Hurbinek le sans-nom dont le minuscule avantbras<br />

portait le tatouage d’Auschwitz, Hurbinek mourut les premiers jours <strong>de</strong> mars<br />

1945, libre mais non racheté ; il témoigne à travers mes paroles". (3)<br />

Hurbinek, l’enfant sans origine et sans langage, était <strong>de</strong>stiné à mourir d’une mort<br />

elle-même indifférente et sans phrase. Nulle trace n’aurait dû être conservée <strong>de</strong><br />

son passage sur terre. Le récit <strong>de</strong> La Trêve déjoue ce programme : rien, certes,<br />

ne reste <strong>de</strong> l’enfant qui n’était rien, mais par les mots dont il revêt sa minuscule<br />

histoire, Primo Levi redonne à ce petit mort indistinct sa physionomie singulière.<br />

Hurbinek n’eut pas le temps d’être un homme, ni même d’accé<strong>de</strong>r à une<br />

existence verbale, mais c’était déjà "un individu spécial, une personne, un être<br />

unique, irréparable, que rien ne remplacera".<br />

L’épitaphe <strong>de</strong> Michelet au duc d’Orléans, assassiné par les Bourguignons, vaut<br />

aussi pour ce sans-nom, mort à l’âge <strong>de</strong> trois ans dans le camp d’Auschwitz :<br />

"Rien <strong>de</strong> tel avant, rien <strong>de</strong> tel après ; Dieu ne recommencera point. Il en viendra<br />

d’autres, sans doute ; le mon<strong>de</strong>, qui ne se lasse pas, amènera à la vie d’autres<br />

personnes, meilleures peut-être, mais semblables, jamais, jamais." (4)<br />

Tous pareils, c’est-à-dire humains, et tous différents, c’est-à-dire eux-mêmes, les<br />

hommes forment dans le mon<strong>de</strong> une communauté <strong>de</strong>s exceptions. Ce qui<br />

s’expérimente, à l’inverse dans les camps, c’est la fusion <strong>de</strong>s individus en une<br />

totalité compacte et anonyme : rien <strong>de</strong> ce qui démarque un homme d’un autre<br />

homme n’a droit <strong>de</strong> cité. L’entassement dans les wagons à bestiaux, les coups, la<br />

faim, la privation <strong>de</strong> parole, la tête rasée, le numéro tatoué, tout est fait pour<br />

anéantir l’i<strong>de</strong>ntité unique <strong>de</strong> chacun et pour qu’il ne reste <strong>de</strong> l’homme que<br />

l’organe d’un seul genre humain.<br />

C’est à inverser ce processus que Verlam Chalamov et Primo Levi emploient leur<br />

mémoire <strong>de</strong> survivants. Narrateurs minutieux et passeurs infatigables, ils<br />

ramènent ou mettent au mon<strong>de</strong> les hommes qu’ils ont connus en camp <strong>de</strong><br />

concentration. Ils restituent ce qui en chacun d’eux excè<strong>de</strong> le simple échantillon<br />

du genre ou <strong>de</strong> l’espèce, même si, comme dans le cas d’Hurbinek, cette<br />

transcendance se réduit à un combat désespéré pour rentrer dans le cercle<br />

humain <strong>de</strong> la conversation.<br />

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