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PALABRES ARTS & CULTURE même activité créatrice 14 , reprenant l’expression d’Eno Belinga pour caractériser la tradition orale en Afrique subsaharienne et qui convient à l’oralité en général ? Comment ne pas songer au mythe d’Orphée et à son influence considérable sur la littérature classique et contemporaine ? Orphée, en digne descendant d’Apollon, fut le musicien le plus réputé de l’antiquité. Le chant d’Orphée, accompagné d’une cithare inventée par ses soins, qui unit poésie et musique, parvient à charmer tout être vivant sur son chemin et ainsi lui permet de sortir vainqueur de bien des conflits et péripéties. Les accents mélodieux qu’il tirait de sa cithare produisaient des effets surprenants et magiques qui influaient sur les éléments de la nature. Émile Genest, dans son ouvrage Contes et légendes mythologiques dit à ce sujet en parlant du virtuose Orphée : Les oiseaux voletaient ou picoraient autour de lui, se perchaient sur les branches au-dessus de sa tête, immobiles et silencieux. On aurait dit qu’ils venaient s’inspirer pour perfectionner les chants délicieux que la nature faisait sortir de leur gosier flexible. Les vents suspendaient leur haleine. Les sources adoucissaient leur léger murmure, les bêtes féroces sortaient de leurs repaires ; elles approchaient en rampant et se couchaient sur les pieds du divin artiste, hypnotisées par le charme de ses chants. On prétend que les objets inanimés subissaient eux-mêmes l’irrésistible influence ; les arbres arrêtaient le bruissement de leurs feuilles dans la crainte de contrarier les mélodieux accents de la lyre. 15 Cette évocation d’Orphée et des nombreux pouvoirs qu’il exerce sur la nature a en bien des points une troublante ressemblance avec celle des griots dans les contes retranscrits à l’écrit. Babou Condé dont nous parle Camara Laye dans Le maître de la parole 16 en est un exemple frappant : Ainsi, aux grandes cérémonies, sa parole faisait se déplacer tout seul le toit de chaume d’une case ! Par la puissance magique de son verbe, les oiseaux gendarmes, perchés au faîte de l’arbre à palabres, s’arrêtaient de chanter [...]. Comment ne pas penser à ce sujet au fameux chapitre des Géorgiques de Virgile (chapitre IV) dans lequel Orphée, inconsolable de la mort de sa bien-aimée Eurydice, fera une dernière tentative pour la ramener à la vie en essayant, lors de son séjour aux Enfers, d’apaiser Cerbère et de charmer les divinités infernales par le biais de ses mélodies ; ce qu’il réussira avec succès. Sa musique a une telle force qu’elle est capable d’amadouer les puissances 14 - E. Belinga, Littérature et musique populaire en Afrique noire, Paris, Éditions Cujas (Coll. Culture et coopération), 1965. 15 - E. Genest, Contes et légendes mythologiques, Paris, Fernand Nathan, 1947. 16 - C. Laye, Le maître de la parole, Paris, Plon, 1978. N° 18 Janvier 2006 L’Arbre à Palabres 53
PALABRES CULTURE & ARTS 17 - L. S. Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, Presses Universitaires de France, 1948. a priori les plus maléfiques. On connaît la suite malheureuse de ces deux amoureux... Là n’est pas notre propos ; si les choses s’étaient passées pour eux comme c’était prévu, nous aurions pu dire de la musique d’Orphée qu’elle possédait un pouvoir véritablement absolu puisque capable de ressusciter, de ramener à la vie des êtres défunts, et ce au service de l’amour. Comment ne pas faire le lien entre l’antiquité grecque et la culture ancestrale africaine, si similaires en bien des points ? Sartre, dans son Orphée noir (introduction de l’Anthologie de poésie nègre et malgache de Senghor) n’a-t-il pas mis en évidence, ne serait-ce que par le titre, la proximité de ces deux cultures ? Et n’a-t-il pas poussé la réflexion plus loin en voyant dans la poésie noire, celle de la Négritude, l’expression même du mythe d’Orphée et de sa quête ? L’auteur dit à ce propos, p. XVII : Et je nommerai orphique cette poésie parce que cette inlassable descente du nègre en soi-même me fait songer à Orphée allant réclamer Eurydice à Pluton. Ainsi, par un bonheur poétique exceptionnel, c’est en s’abandonnant aux transes, en se roulant par terre comme un possédé en proie à soi-même, en chantant ses colères, ses regrets ou ses détestations, en exhibant ses plaies, sa vie déchirée entre la civilisation et le vieux fond noir, bref en se montrant le plus lyrique, que le poète noir atteint le plus sûrement à la grande poésie collective [...]. 17 Aristote, dans sa Poétique, montre que, dans la Grèce antique, à chaque grand genre correspond un accompagnement musical, ainsi qu’une certaine métrique qui confère un rythme particulier au récit. N’oublions pas, de plus, que les Grecs ont souvent recours au chant dans leur art oratoire et poétique. Cette tradition a perduré à travers les âges : le Moyen-Âge est en effet très connu pour ses troubadours, trouvères et ménestrels avec leurs chansons de geste qui rappellent aussi en bien des aspects l’art des griots. I. Piette nous rapporte à ce sujet les propos de Roger Dragonetti, tirés de son ouvrage Le mariage des arts au Moyen-Âge : Un des aspects les plus remarquables du Moyen-Âge, c’est d’avoir transmis à la culture occidentale l’héritage d’une spéculation sur l’esthétique musicale qui constituait le sol nourricier des pratiques rhétoriques de l’écriture et disons même de tous les arts. Que toute la littérature romane, jusqu’à la fin du XIIe siècle, ait été intégralement chantée ou récitée à haute voix, ce n’est là que la côté le plus spectaculaire d’un phénomène dont le processus s’insère, plus ou moins 54 L’Arbre à Palabres N° 18 Janvier 2006
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