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Est-el<strong>le</strong> née comme ça? L’est-el<strong>le</strong> devenue, que lui est-il arrivé?<br />

Amber entre dans <strong>le</strong> Garde-Robe, el<strong>le</strong> arbore un air<br />

douteux, un tantinet hautain, son visage reste fermé<br />

aux regards externes. El<strong>le</strong> s’approche du bar et<br />

s’assoit élégamment. Frédérique aperçoit cette<br />

fil<strong>le</strong> aux yeux b<strong>le</strong>u é<strong>le</strong>ctrique. Jonathan s’approche<br />

pour la servir, Fred <strong>le</strong> retient: «Laisse, je<br />

vais y al<strong>le</strong>r!» Jonathan la regarde «C’est ça! Tu<br />

choisis tes clientes maintenant, <strong>le</strong>s mystérieuses<br />

brunettes, ça te branche!» «Rien à voir! El<strong>le</strong><br />

ressemb<strong>le</strong> à quelqu’un que je connais!» Frédérique<br />

la devine, cette fil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> devine son malaise, mais<br />

el<strong>le</strong> sait qu’el<strong>le</strong> ne la connait pas. Ses doigts<br />

claquent sur <strong>le</strong> comptoir au rythme de Lady Gaga<br />

«I’m on the right track, baby, I was born this way»<br />

Amber apprivoise <strong>le</strong>ntement sa nouvel<strong>le</strong> peau. Fred, si directe habituel<strong>le</strong>ment, aborde Amber avec une tel<strong>le</strong> délicatesse,<br />

comme si el<strong>le</strong> était faite de verre. «Bonsoir! Ça va?» Amber allume son regard et répond avec un accent fragi<strong>le</strong>:<br />

«Je vais bien. Est-ce que c’est bien un gay bar, ici?» Fred reste interloquée. Mais d’où vient-el<strong>le</strong>. Son accent anglais est<br />

à craquer! «Mais oui! C’est un bar gai…» El<strong>le</strong> attend sa réaction, Amber respire <strong>le</strong>ntement «Well, ok. Bloody cesar s’il<br />

vous plait!» «Mais ton accent, tu es de?» «Oh! J’arrive de l’Australie. J’arrive, depuis six mois, Montréal est une bel<strong>le</strong><br />

vil<strong>le</strong>.» Fred lui sert son verre. Montréal est une vil<strong>le</strong> trippante, oui, el<strong>le</strong> l’oublie trop souvent. «Oui, c’est super vivre ici,<br />

mais l’Australie, c’est magnifique y paraît.» Amber sourit, plus détendue : «Oui, c’est bien, mais j’avais besoin de<br />

changer, de voir autre chose.» Ce qu’el<strong>le</strong> ne dit pas, c’est qu’el<strong>le</strong> avait besoin de vivre, qu’el<strong>le</strong> avait <strong>le</strong> souff<strong>le</strong> coupé,<br />

qu’el<strong>le</strong> suffoquait. Amber, 34 ans, célibataire, n’a jamais fait l’amour avec une femme, a tout quitté pour tout recommencer,<br />

ici, à Montréal, sa terre d’origine. Chorégraphe, el<strong>le</strong> avait une vie génia<strong>le</strong>, une carrière comblée par l’art et la<br />

danse. Son corps ne trouvait pourtant pas la cha<strong>le</strong>ur qu’el<strong>le</strong> désirait. El<strong>le</strong> devait changer d’horizon pour s’accepter<br />

enfin. El<strong>le</strong> est venue en tournée et n’est pas repartie; el<strong>le</strong> s’est trouvé un contrat pour une compagnie ici.<br />

El<strong>le</strong> se retrouve au Garde-Robe, ce soir, à la découverte d’el<strong>le</strong>-même, dans la sensualité d’une nuit d’été. Ici, personne<br />

ne la connaît. Ici, el<strong>le</strong> sera qui el<strong>le</strong> veut, sans code. Son image d’el<strong>le</strong>-même est restée à des kilomètres. Seul son miroir<br />

lui rappel<strong>le</strong> la femme qu’el<strong>le</strong> a été là-bas. Fred sert ses clientes en la regardant. Cette fil<strong>le</strong> est étrange. Mélissa arrive<br />

toute enjouée. «Hey Fred! Ça va?» Fred lui demande : «Oui et toi? Un gin tonic ce soir?» Mélissa acquiesce. À ce moment-là,<br />

Amber commande à nouveau un Bloody. Fred lui sourit : «Tout de suite». Mélissa se retourne et est renversée<br />

par la fil<strong>le</strong> au Bloody. Ouf! Fred s’en aperçoit : «En passant Mélissa, je te présente Amber, directement from Australia!»<br />

Amber rougit pour la première fois depuis ses 15 ans. Mélissa reprend subti<strong>le</strong>ment : «Salut! Tu es en voyage ou…»<br />

Amber cherche son français : «Non, je veux m’établir ici, c’est comme ma terre d’accueil!» Mélissa s’étonne : «Wow!<br />

Ton français est bon!» Amber explique : «Merci, ma mère est Québécoise. J’ai grandi dans <strong>le</strong>s deux langues» Mélissa<br />

rétorque : «Ta mère est Québécoise, donc tu connais Montréal depuis longtemps!» Amber poursuit : «Non, pas vraiment,<br />

j’y ai mis <strong>le</strong>s pieds for the first time il y a quelques mois.» El<strong>le</strong> claque ses doigts sur son verre. Cette fil<strong>le</strong> est trop<br />

cute, trop son type (comme si el<strong>le</strong> avait un type). Mélissa a un sourire espièg<strong>le</strong>. Avec ses cheveux courts, ses petites<br />

lunettes, on la dirait tout droit sorti d’un conte. Une princesse grunge avec des mains de fée! La discussion est cahoteuse,<br />

remplie de si<strong>le</strong>nces entrecoupés de regards amusés. Amber est prise dans cette bouffée d’émotions qui l’empêche<br />

d’être légère et rieuse, comme el<strong>le</strong> peut l’être si aisément quand el<strong>le</strong> ne ressent rien. Un désir la fige. Mélissa<br />

sent bien que cette fil<strong>le</strong> énigmatique n’attend qu’un craquement d’allumette pour s’enflammer, et el<strong>le</strong> a bien envie de<br />

goûter ses lèvres. El<strong>le</strong>s sont là toutes <strong>le</strong>s deux pour <strong>le</strong>s mêmes raisons, une rencontre sans attente. Mélissa l’entraîne<br />

sur la piste de danse : «Viens, Amber, suis-moi!» El<strong>le</strong> l’écoute, la suit. La musique est plus suave et <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s plus<br />

débridées. Mélissa lui prend la main, Amber ferme <strong>le</strong>s yeux, se revoit danser seu<strong>le</strong> depuis si longtemps et là, dans un<br />

bar de Montréal, une femme la serre en lui frôlant <strong>le</strong>s lèvres. El<strong>le</strong> n’en peut plus, el<strong>le</strong> l’embrasse, el<strong>le</strong> respire, el<strong>le</strong> va<br />

tomber, el<strong>le</strong> veut partir, el<strong>le</strong> veut partir avec el<strong>le</strong>, al<strong>le</strong>r plus loin. El<strong>le</strong>s vont se rassoir, dans <strong>le</strong>s fauteuils cette fois-ci.<br />

Mélissa lui caresse <strong>le</strong>s cheveux, Amber se laisse al<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong>s bras de cette inconnue. «Amber, il va falloir que je parte,<br />

je travail<strong>le</strong> demain, j’ai…enfin, faut que je me lève tôt.» Tout à coup, il y a <strong>le</strong> clash du moment, Amber se relève, la déception<br />

au creux du ventre : «Oui oui, j’ai… hum… je comprends, c’était…» En fait, el<strong>le</strong> ne sait pas quoi dire ou faire,<br />

el<strong>le</strong> sait comment se termine ce genre de soirée. El<strong>le</strong> n’espérait rien, non, el<strong>le</strong> ne voulait que sentir un autre corps, un<br />

corps de femme. Mélissa ose : «Veux-tu me laisser ton numéro, on pourrait… remettre ça un autre soir?» «Another<br />

night? Ok, peut-être.» Mais <strong>le</strong> momentum sera parti, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> sait. Mélissa se lève, l’embrasse en lui murmurant : «À<br />

bientôt». Amber reste assise dans <strong>le</strong> fauteuil, pensive, tentant de retenir l’effluve de cette dernière heure.<br />

Il est trois heures du matin, la fou<strong>le</strong> quitte <strong>le</strong>s lieux. Fred regarde <strong>le</strong>s corps enlacés de cel<strong>le</strong>s qui se lancent dans la nuit<br />

pour calmer la solitude et qui espèrent en secret s’amouracher dans des matins plus qu’ambigus. Comme Mélissa, qui<br />

est partie et revenue pour savourer <strong>le</strong>s lèvres d’Amber dans la nuit sauvage, où Montréal attend sans promesses et<br />

sans contraintes, en toute liberté. q Julie BEAUCHAMP : frederique.garderobe@gmail.com<br />

10 <strong>Fugues</strong>.com juin 2011<br />

MONTRÉAL<br />

CITÉ LIBRE<br />

ù PHOTO Robert LALIBERTÉ

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