Bulletin de liaison et d'information - Institut kurde de Paris

2.12.1984
Voyage au pays de Kemal'/'Ozgül
Invité par 'a CGT
à accompagner en Turquie,
comme observateur,
-pne délégation de la Ligue
des droits de l'homme
et de l'Association
des juristes démocrates
chargée de surveiller
le déroulement des obsèques
de Kemal Ozgül,
llil jeune ouvrier cégétiste
tué par un vigile à Ep6ne,
Jean Benoit a pu,
non sans encombre,
'aire son métier
dejournaliste (1J.
De notre envoyé
spécial
Malatya (Anatolie orientale). -
A quelque 200 kilomètres de la
Syrie, Harunuçagi est une misérable
bourgade de cent cinquante
âmes, accrochée aux flancs de
l'Anti-Taurus, à 1500 mètres d'altitude.
Tout autour, ce ne sont que
monts désertiques. gorges et défilés
sauvages où chaque rocher
pourrait dissimuler un franc-tireur.
Nous sommes en pays kurde. à
75 kilomètres de Malatya, la ville
la plus proche. capitale de l'une'
des 167 provinces de Turquie.
Le village d'Harunaçagi n'a
qu'un seul téléphone. Pas d'eau
potable, pas d'égouts, pas d'électricité,
Dans leurs maisons cubiques,
pareilles il des caaemates,
aux épais murs de pierres et de
boue séchée, les habitants s'éclairent
au pétrole ou au butane. C'est
là, parmi les siens, qu'a été enterrli
Kemal Ozgül, vingt ans, mort en
France.
Un cadavre encombrant
L'avion qui avait ramenli le
corps il' ,Istanbul transportait deux
autres cercueils, ceux de Salih
Kaynar,:'père de six enfants, et
d'Abdullah Yuldiz, père de deux
enfants. Pour ceux-là, victimes du
tueur de Chateaubriant, point de
cérémonie à la morgue de Paris ou
à l'alSroport d'Orly. Point de fleurs
ni de portraits des disparus, point
, de discours pour les familles '-
deux femmes en pleurs et des e~
fants - qui rejoignaient la Turquie,
tout espoir perdu. Dans la froide
hiérarchie du fait divers sociopolitique,
les mo,rts de Chateaubriant
apparaissaient comme des
morts ordinaires, des anonymes
bousillés au petit bonheur par un
jeune chômeur qui n'aimait pas les
étrangers. En somme, un épisode
du racisme quotidien ...
Pour Kemal, c'était différent. Le
caractère du meurtre d'Epône, perpétré
par un vigile au cours d'une
grève, avait focalisé les réactions
syndicales et l'attention des médias.
La CGT revendiquait le droit
de rendre hommage à "un de ses
adhérents, membre récent du PCF
et victime de la «vio/ence pstrons/e.ll.
Des milliers de manifestants
avaient défilé dans Paris. Le
président de la République puis
M. Henri Krasucki étaient allés
s'incliner devant la dépouille de ce
jeune immigré, devenu un symbole.
Dès lors, rien cf étonnant que
les autorités turques aient jugé ce
cadavre encombrant. Depuis la
prise de pouvoir des militaires en
1980, la grande confédération
Türk-IS (Turk-Istsi sindica), devenue
syndicat unique, a été mise au
pas. La Disk, organisation syndicale
progressiste, a été démantelée
et un interminable procès a été
engagé contre ses dirigeants. Plus
de cinq mille prisonniers seraient
actuellement passibles de la potence
en Turquie (vingt-sept
condamnés à mort ont été exécutés
depuis septembre 1980).
Parmi eux, de nombreux Kurdes,
minorité remuante d'obédience
chiite, accusés de menées terroristes
ou séparatistes.
Or, outre grief qui lui était fait
d'.avoir quitté sa patrie sens autorisation
- il avait demandé en
France le statut de réfugié, - Kemal
Ozgül réunissait tous ces ha~
dicaps : syndicaliste, communiste
... et kurde. De surcroît, fils
d'un paysan jadis condamné à de
la prison pour attitude antigouvernenfentale,
cousin plus ou moins
proche d'un condamné à mort.
C'est pourquoi la' CGT craignait
pour la sécurité de sa famille, et
notamment de son frère Mehmet
et de son cousin germain, Asian,
tous deux « Gsstsrbeiter • (travailleurs
immigrés) à Stuttgart, venus
en France pour accompagner le
corpa jusqu'en Cappadoce.
Curieusement, les autorités turques,
affirmant n'être 'au courant
que {1'une «mort nsturelle .II" ant'
. tout ,d'abord retenu la dépouille de
Kemal durant vingt-qustre heures,
• pour une contre-autopsie. -
thèse d'autant plus étonnante que
le bruit il couru plusieurs jours de
suite à Istanbul que les meurtres
de Chateaubriant et d'Epône
étaient l'œuvre ... de terroristes arméniens
I Le corps a cependant
été rapatrié ensuite au village
d'Harunuçagi par la police, et ca
n'est que le lundi 19 novembre
que Kemal a pu être mis en terre.
Dès l'aube, quelque trois cents
montagnards, des hommes aux
habits sombres, des fammes coiffées
du tchsrtchaf noir et vêtues
d'amples jupes de cotonnade ou
de pantalons bouffants, étaient
descendus à piad des collines environnantes.
Ils s'étaient rendus
dans la demeures des Olgül. Seuls
las hommes de la famille étaient
là, sous la photo de Kemal mise à
la place d'I\onneur, à côté de celle
du grand-père instituteJr. Puis partie de sa population? ./ci, dit
tout le monde s'est massé sur la le maire, i/ n'y s presque pas
petite place en terre battue. Pas un d'fJpmmes vs/ides : 50 % des gens
geste de colère ou èje reproche en Ige ds travsillsr sont en Ailfivers
les Français présents, ni magne fédéra/e, 30 % dans d'sumême
vers les militaires qui tras villss de Turquie - Ksmsl
avaient investi les }ieux~,;Si,,:,ple- étsit l'un dss seuls jeunes de Is ,.
ment une peine i~mense dans les gion à résider en France - et 20 %
regards, une sorte de solidarité fri- seulement sont restés cheznous••
leuse qui rassemblait les gens au- ' '.' Ceux-là vivent de leurs chèvres
tour du père d'Ozgül, un éleveur et de lellrs moutons. Quant aux
d~ mo~tons, âgé ~'un~ cinqu~~ filles, même si elles sont instruites
taln~ ~ années, mais déjà pa~ell à (il y 8 tout de même une école à
un vieillard: au cOll~~ de la nU!!"'~F":'Harlfn~agj), elles ont bien du mal
barbe était ~evénue bla,nclle:',;. il s'int4srer dans les villes d'Ana-
#l Mon"père, dit ~ehm~t, n '! pss tolie, où les employés de bureau,
c~mpns POUrqUOI. ,o,n'~,!rue ~on . le personnel des hôtels, las serfils
.• ~a cérémOniel de' rite ~~lIte, v~,urs; sont généralement de sexe
a eu !Ieu en, prés~ca de liman m~scülin. Seuls certains services
avec I a~parell habituel des pieu- publics, les banques et quelques
r~uses s arrachant les ~he)(!~~'l;;I!t{, .'(I~~hcles compagnies admettent
visage en sang. Parmi elleS'. la. l~intNsion des femmes dans le
mère de Kemal, ses deux sœurs, ,; '\.. 'À .. d 'I l' I ré "I
Elmas, vingt-deux ans et Gülüzar, ~1(9?>~,:"r,u. traval , et mactue vel
seize ans, et sa fiancée, originaire :14.,.!~~ég~'sme musul . an, ob~rvé
de Malatya, mais résidant en Alle- e~~lu,!'QUie comme ailleurs, n est
magne fédérale. pas fait pour changer cet ordre de
" . é choses.
Tollt se serait pass selqn;:I!l1',. ' .. ,.
tradition si une vingtaine dfiMniii>S:;-t: ....; Qu~nt ~ux posslblllt~s" d exil d~
ciens en tenue de comman'd~",~~~.\,~I~ maln-d œuvr~, féminine aussI
treillis léopard et bérêt bleu ciel _ bien q~e masculine, vers les pays
n'avaient encerclé l'humble cime- plu~ develop~és, elles ~nt d~ plus
tière leurs pistc:ilet~injtrailleurs en P~lIsrestrelnte~. La Crise aidant,
braq~és vers la foule. 'V.ers~'.mi.(;lF'.à"~' , ql{e',se pass~r~-t-lIlorsque I~s ce~
peine la dernière $ifjif.t,,1;1"'d~"1;,~IlI.~eS'd? milliers de Turcs travailpierres
jetée sur le cercueil ~ùn offi- " I~~~". à: I étra~ger rentreront dans
cier priait courtoisenîent le~ère ~~ -l~t'..~~rs, o~ le chô'!1age frappe
Kemal et son cousipiAslan'de l'~c- ~.~.~~~s actifs? Habitués ,aux sacompagner
au qua~~r général de Ill;l~e,s~t aux avantag~s de I Europ~
la sécurité à MalatYa;,,ai!\si que les,'l 1:d~~~r9~~st, ne von.t:lIs pas canst ...
étrangers présents. ,'l:èSl'!'demiei1t";J,-~er';,~e force politique contestaont
été interrogés à part, sans bru- ':,taire", socialement plus évoluée
talité. Puis, Mehmet;OzgüJ a pu re- :\9ue le~ masses rurales? • Ce
gagner son village'Z\: ihsouhaitaita; ,psys, .èléclare un observateur
rester quelque temp~g:dans'hsa ~fa- étrang~, vs devenir une poumille,
affirmant quiil .ne faissit driè~e~,.'
pss de po/itique.ll...:'\! "~'ri,,'>';S••J2~:Prc)pos est peut-être un peu
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