Même - Revue des sciences sociales
Même - Revue des sciences sociales
Même - Revue des sciences sociales
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
François Steudler & Françoise Steudler-Delaherche Le cinéma entre vérité, fiction et silences<br />
façon particulièrement soignée, comme<br />
l’a fait Luis Bunuel dans Le Charme<br />
discret de la bourgeoisie (1972) où l’on<br />
voit le diplomate (Paul Frankeur) révéler<br />
les règles de préparation du Dry Martini<br />
et enseigner comment il faut le boire avec<br />
distinction, en le mâchant un peu et surtout<br />
pas en l’avalant d’un trait comme l’a<br />
fait le chauffeur. De nombreuses scènes<br />
du même type émaillent les films.<br />
Dans tous ces cas, la présence de<br />
boissons alcooliques apparaît comme<br />
d’une telle évidence dans le système<br />
de valeurs qui est tout autant celui <strong>des</strong><br />
auteurs du film que celui du spectateur,<br />
que l’effet de vérité est total. D’ailleurs,<br />
au cinéma, comme très largement dans<br />
la réalité, celui qui ne boit pas en <strong>des</strong><br />
occasions socialement définies s’expose<br />
à la vindicte collective et passe pour un<br />
être anormal dont le premier devoir est,<br />
précisément, d’avoir à s’expliquer. La<br />
figuration de l’alcool s’impose donc dans<br />
de nombreuses situations de communication<br />
entre individus comme un élément<br />
incontournable.<br />
Un sombre tableau<br />
L’abus de l’alcool, lorsqu’il se traduit<br />
par <strong>des</strong> conséquences néfastes, au plan<br />
individuel ou collectif, est, quant à lui,<br />
l’objet de représentations connotées très<br />
négativement. Le cinéma français sait<br />
aussi <strong>des</strong>siner <strong>des</strong> tableaux très sombres<br />
de l’alcoolisation, comparables à ceux<br />
que la réalité de tous les jours peut nous<br />
offrir.<br />
Les conséquences de l’imprégnation<br />
alcoolique sur l’individu se manifestent<br />
en une image répulsive, le metteur en<br />
scène étant capable de montrer, au moyen<br />
de signes visuels révélateurs, ses effets<br />
patents sur différentes parties du corps de<br />
l’individu : la figure livide, les traits bouffis,<br />
le faciès grimaçant, déformé, les yeux<br />
hagards, la tenue négligée, la coiffure<br />
échevelée, la barbe hirsute. C’est de cette<br />
façon que sont « typés », et donc immédiatement<br />
reconnaissables à leur visage,<br />
les alcooliques et, même parfois aussi les<br />
individus en état d’ivresse occasionnelle.<br />
On garde en mémoire les expressions<br />
de l’écrivain à la dérive (Claude Brasseur)<br />
dans Descente aux enfers de Francis<br />
Girod (1986), du musicien angoissé<br />
(Christophe Malavoy) dans La Femme<br />
de ma vie de Régis Wargnier (1986) ou<br />
du policier clochardisé (Bernard Giraudeau)<br />
dans Poussière d’ange d’Edouard<br />
Niermans (1987). À ces physionomies<br />
caractéristiques s’ajoutent les désordres<br />
corporels, la désorganisation de la gestuelle<br />
et de la parole, rendus par exemple<br />
par le tremblement <strong>des</strong> mains du vieil<br />
homme (John Gielgud) dans Providence<br />
ou du violoniste (Christophe Malavoy)<br />
dans La Femme de ma vie. Ce sont aussi<br />
les propos incohérents, les vociférations,<br />
les cris, la démarche titubante qui mène<br />
à la chute et à la perte de conscience : le<br />
père (Gérard Depardieu) va littéralement<br />
« rouler dans le ruisseau » dans Elisa<br />
de Jean Becker (1995). L’abattement de<br />
l’alcoolique est le signe de l’abdication<br />
chez lui de toute volonté : c’est à cet état<br />
que se trouve réduit l’avocat tombé dans<br />
cette déchéance (Jean-Paul Belmondo)<br />
dans L’Inconnu dans la maison de Georges<br />
Lautner (1992) (qui est une reprise du<br />
film Les Inconnus dans la maison, d’Henri<br />
Decoin, sorti en 1942, avec Raimu).<br />
Les femmes surtout sont stigmatisées<br />
lorsqu’elles sont sous l’emprise de la<br />
boisson et leur visage trahit les marques<br />
cruelles de cette conduite. Il suffit<br />
alors de peu d’images, immédiatement<br />
compréhensibles, pour faire ressentir<br />
la dégradation qui les atteint. Dans<br />
Gervaise de René Clément, la caméra,<br />
qui s’était longuement attardée sur les<br />
scènes d’éthylisme aigu de Coupeau,<br />
se contente de montrer sa femme, dans<br />
un plan final, abrutie par l’alcool. Clémence<br />
(Simone Signoret), dans Le Chat<br />
de Pierre Granier-Deferre (1971), qui<br />
s’alcoolise au rhum au sein d’ un sinistre<br />
pavillon de banlieue voué à la démolition,<br />
présente à son mari (Jean Gabin)<br />
un faciès déformé. De tels exemples sont<br />
multiples : on devine la quantité d’alcool<br />
qu’a dû absorber le personnage d’Hélène<br />
(Romy Schneider) lorsqu’on la découvre<br />
au lit, le visage d’une pâleur extrême, les<br />
yeux gonflés, environnée de bouteilles<br />
vi<strong>des</strong>, à trois heures de l’après-midi dans<br />
Mado, de Claude Sautet, sorti en 1976 ;<br />
Claude Chabrol, en 1992, a peint une<br />
Betty (Marie Trintignant) qui erre de bar<br />
en bar et offre au spectateur le visage tragique<br />
d’une femme en perdition ; Nicole<br />
Garcia a réussi à faire exprimer à Catherine<br />
Deneuve toute la détresse d’une<br />
alcoolique mondaine dans Place Vendôme<br />
(1998). La déchéance de ces femmes<br />
paraît plus grande encore que celle <strong>des</strong><br />
hommes, tant la société supporte mal le<br />
spectacle de l’addiction féminine, souvent<br />
secrète, avec ses conséquences. L’image<br />
de la femme absorbant un produit fort,<br />
en cachette, ou seule au comptoir d’un<br />
bar, reste un comportement déviant : au<br />
cinéma comme dans la vie, elle s’expose<br />
à une condamnation sans appel de la part<br />
de l’entourage et elle semble pré<strong>des</strong>tinée<br />
à une fin tragique.<br />
La caméra nous offre par ailleurs<br />
quelques exemples de délires éthyliques<br />
spectaculaires et d’un réalisme saisissant,<br />
que ce soit, dans Gervaise, le delirium<br />
tremens de Coupeau ou, dans Uranus de<br />
Claude Berri, la crise de folie de Léopold<br />
(Gérard Depardieu) qui, privé de boisson<br />
dans son cachot, entre dans un accès de<br />
violence. Elle le fait même de façon rare<br />
et originale dans Le Cercle rouge de Jean-<br />
Pierre Melville (1970), en présentant au<br />
spectateur une expérience inédite pour<br />
lui, qui lui permet de vivre de l’intérieur<br />
les hallucinations dont le policier alcoolique<br />
devenu truand (Yves Montand) est<br />
la proie, puisqu’on voit monter à l’assaut<br />
de son lit <strong>des</strong> araignées monstrueuses,<br />
<strong>des</strong> reptiles et <strong>des</strong> rats.<br />
Les conséquences extrêmes de l’intempérance<br />
sont bien visibles car celleci<br />
semble conduire inéluctablement à<br />
la folie (« L’alcool parle, nous sommes<br />
en pleine démence », lance le mari à sa<br />
femme déchue dans Le Chat), à la violence<br />
envers les membres de l’entourage<br />
(comme celle de Simon – Christophe<br />
Malavoy – agressif avec les enfants dans<br />
La Femme de ma vie), aux actes sadiques,<br />
au crime ou au suicide (comme celui<br />
d’Alain – Maurice Ronet – dans Le Feu<br />
Follet de Louis Malle, sorti en 1963).<br />
L’alcool, source de vie, est aussi ce qui<br />
conduit à la mort.<br />
Ainsi, les images que le cinéma<br />
déroule devant nos yeux reflètent-elles<br />
bien, d’une façon générale, la position<br />
de la société globale, en exprimant mais<br />
en renforçant sans doute aussi, par la<br />
puissance de conviction dont elles sont<br />
dotées, les sentiments qui font déjà l’objet<br />
d’un large consensus. Les films traduisent<br />
communément le même point de vue<br />
que l’ « opinion », en présentant massivement<br />
<strong>des</strong> tableaux qui correspondent aux<br />
pratiques et aux normes <strong>sociales</strong> les plus<br />
couramment admises et intériorisées, et<br />
qui à leur tout confortent ces règles :<br />
113