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Même - Revue des sciences sociales

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François Steudler & Françoise Steudler-Delaherche Le cinéma entre vérité, fiction et silences<br />

baigne le film. C’est le monde rural,<br />

tel qu’on a pu le voir représenté dans<br />

<strong>des</strong> films récents, qui offre le territoire<br />

privilégié de cette idéalisation, car il<br />

semble être le théâtre d’une éternelle<br />

partie de campagne à la Jean Renoir.<br />

D’où le malaise que n’a pu manquer<br />

de susciter un film comme Le Souffle<br />

de Damien Odoul (2001), production se<br />

situant totalement à contre-courant, et qui<br />

d’ailleurs ne trouva pas son public tant<br />

elle malmenait les clichés dominants :<br />

la campagne française en noir et blanc,<br />

lourde de menaces ; <strong>des</strong> paysans frustes,<br />

ivrognes ; une initiation d’un adolescent<br />

par l’alcool, qui conduit à la violence et<br />

à la mort. Il s’agissait bien d’un conte,<br />

là aussi, mais d’une noirceur totale, un<br />

véritable cauchemar aux antipo<strong>des</strong> <strong>des</strong><br />

canons habituels.<br />

Ainsi, l’on peut dire que l’alcool se<br />

trouve parfois, de façon délibérée ou<br />

inconsciente, « instrumentalisé » à <strong>des</strong><br />

fins démonstratives. Il est l’un <strong>des</strong> éléments<br />

d’une certaine caricature ou simplification<br />

dans la peinture sociale, se<br />

contentant de reproduire les préjugés<br />

dominants. Il est un puissant « marqueur »<br />

capable de faire passer rapidement un<br />

message, au risque de ne plus apparaître<br />

que comme un procédé, attendu et un<br />

peu artificiel.<br />

À cette distorsion s’ajoute celle qui<br />

est inhérente à la structure narrative de<br />

l’œuvre filmique.<br />

B. L’alcool, un ingrédient nécessaire à<br />

l’intrigue : sous-estimation de l’alcoolisme<br />

« d’entraînement » par rapport à<br />

l’alcoolisme « de compensation »<br />

Les alcoologues font la distinction<br />

entre un alcoolisme dit « d’entraînement<br />

» (ou « d’habitude »), où les facteurs<br />

d’imitation et de conditionnement social<br />

l’emportent, et un alcoolisme « de compensation<br />

» où ce sont les facteurs psychologiques<br />

qui sont dominants (même<br />

si, bien sûr, il peut y avoir <strong>des</strong> liens entre<br />

les deux) 47 . Or, c’est presque exclusivement<br />

le second type qui attire l’attention<br />

à l’écran.<br />

L’alcoolisme « d’entraînement » est<br />

peu apparent dans la mesure où, comme<br />

nous l’avons vu, l’association de certaines<br />

catégories de buveurs à <strong>des</strong> occasions<br />

particulières de consommer, loin de correspondre<br />

à une <strong>des</strong>cription réaliste de<br />

groupes « à risque », relève parfois d’une<br />

certaine schématisation inhérente à la<br />

création artistique. Rares sont en effet<br />

les cas où l’abus d’alcool est présenté de<br />

façon « documentaire » comme un véritable<br />

fléau social. Dans les années 1950-<br />

1960, où l’alcoolisme a commencé à être<br />

considéré comme une question majeure<br />

de santé publique, un film a attiré de<br />

manière forte l’attention sur le sujet 48 :<br />

dans Pourquoi viens-tu si tard ? d’Henri<br />

Decoin (1959), une avocate (Michèle<br />

Morgan), aux prises elle-même avec un<br />

problème d’alcool, entreprend de lutter<br />

contre <strong>des</strong> vendeurs de vin trafiqué en<br />

produisant <strong>des</strong> photos qui sont de véritables<br />

documents sur les ravages causés<br />

par la consommation excessive dans les<br />

milieux les plus défavorisés, y compris<br />

chez les enfants. Il a fallu ensuite attendre<br />

plusieurs décennies pour que le cinéma<br />

sache de nouveau parler d’un alcoolisme<br />

d’habitude, comme nous l’avons vu en<br />

citant quelques exemples de films tournés<br />

dans le Nord. Mais, même dans ces cas là,<br />

nous l’avons dit, le stéréotype ne peut être<br />

tout à fait évité. Au demeurant, <strong>des</strong> catégories<br />

entières n’ont pas fait l’objet de<br />

telles attentions. Si une certaine jeunesse<br />

marginale, qui existe sans aucun doute, a<br />

été souvent mise en scène, le cinéma français<br />

semble ignorer presque totalement,<br />

en tant que groupe, les « SDF », par exemple,<br />

qui ne relèvent, très ponctuellement,<br />

que de la caricature du clochard poivrot et<br />

pittoresque 49 . Sont absents aussi d’autres<br />

milieux que l’on sait être « à risque » et<br />

qui ne font pas nécessairement partie <strong>des</strong><br />

catégories les plus mo<strong>des</strong>tes (en particulier<br />

certaines professions en relation avec<br />

le public) : s’ils sont évoqués, ce n’est<br />

que par le prisme <strong>des</strong> individualités qui<br />

les composent.<br />

Car, en revanche, et de façon éclatante,<br />

les écrans sont envahis par l’alcoolisme<br />

que l’on appele « de compensation »,<br />

c’est-à-dire celui que l’on peut définir<br />

comme « réactionnel », consécutif à la<br />

survenue de problèmes personnels aigus.<br />

Le ressort dramatique reste effectivement<br />

fondamental pour expliquer une<br />

absorption excessive d’alcool. Celle-ci<br />

demeure le plus souvent un phénomène<br />

personnalisé et ce sont les accidents particuliers,<br />

les aléas de la vie, la fragilité<br />

psychologique qui comptent, plus que<br />

le milieu professionnel ou l’environnement<br />

social. On ne saurait s’en éton-<br />

ner, car c’est ce qui permet de raconter<br />

une histoire, de donner aux personnages<br />

une certaine épaisseur, de nourrir l’intrigue<br />

: comme l’écrit Pierre Billard, la<br />

psychologie reste le « carburant préféré »<br />

du cinéma français 50 . La surconsommation,<br />

avec ses conséquences pathétiques,<br />

peut donc être liée à différents facteurs<br />

explicatifs qui nous sont livrés, mais elle<br />

n’est vue que comme une conséquence et<br />

rarement comme l’origine <strong>des</strong> malheurs<br />

futurs. L’addiction vient en quelque sorte<br />

« orner », enrichir la psychologie d’un<br />

personnage, sans être réellement vue pour<br />

elle-même, dans un environnement socioprofessionnel<br />

plus large 51 . Les rapports<br />

de couple difficiles occupent une grande<br />

place comme, par exemple, dans Le Chat,<br />

La Femme de ma vie, Descente aux enfers<br />

ou dans Le Grand Chemin de Jean-Loup<br />

Hubert (1987). Ce peut être aussi une disparition<br />

tragique mal surmontée : la mort<br />

de l’épouse, dont se sentent responsables<br />

un médecin déchu (joué par Gérard Philippe)<br />

dans le film d’Yves Allégret Les<br />

Orgueilleux (1953) ou un avocat dégradé<br />

(incarné par Raimu) dans Les Inconnus<br />

dans la maison, d’Henri Decoin ; la<br />

disparition d’un fils, du fait d’une overdose,<br />

dans le cas du garagiste joué par<br />

Coluche, dans Tchao Pantin de Claude<br />

Berri (1983). Mais toutes sortes d’autres<br />

déboires, qu’ils soient professionnels ou<br />

sentimentaux, peuvent expliquer de telles<br />

dérives individuelles.<br />

Dans ces exemples, l’arrière-plan<br />

social n’est évidemment pas totalement<br />

absent car l’histoire particulière s’insère<br />

bien dans le contexte général du temps,<br />

qui peut être marqué par le chômage, la<br />

crise de la famille, l’émancipation de la<br />

femme ou celle <strong>des</strong> jeunes. Dans Tchao<br />

Pantin, l’opposition entre l’alcoolisme<br />

du père et la toxicomanie qui a détruit le<br />

fils est significative. Mais le metteur en<br />

scène, comme pourrait le faire un écrivain,<br />

tant le caractère narratif du cinéma<br />

français est prédominant et tant, comme<br />

on le dit souvent, un « bon » scénario<br />

donne à l’œuvre sa consistance, reprend<br />

souvent quelques situations dramaturgiques<br />

classiques qui peuvent amener<br />

quelqu’un à boire, et cela également dans<br />

un système de références partagé par<br />

tous. On ne s’étonnera pas qu’un mari<br />

délaissé ou une femme trompée, un être<br />

touché par un deuil, un enfant abandonné,<br />

une personne socialement rejetée, etc.,<br />

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