Même - Revue des sciences sociales
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François Steudler & Françoise Steudler-Delaherche Le cinéma entre vérité, fiction et silences<br />
porte sur toute référence réaliste. Par<br />
ailleurs, la relation de causalité est souvent<br />
oubliée et la dangerosité du produit<br />
« alcool » est minimisée, celui-ci étant<br />
plutôt vu comme une cause « seconde »,<br />
agissant sur un tempérament déjà un peu<br />
vif, enclin par nature à s’engager dans<br />
de saines bagarres, qui expriment de<br />
légitimes défoulements qu’on ne saurait<br />
tout à fait condamner : c’est ainsi que<br />
se présente à nos yeux Léopold (Gérard<br />
Depardieu) cafetier et poète à ses heures<br />
dans Uranus.<br />
Ainsi, dans un cinéma qui se veut<br />
majoritairement moyen de divertissement,<br />
les effets sociaux dramatiques de<br />
l’imprégnation alcoolique apparaissent<br />
peu. Qui voit véritablement que, dans<br />
la vie courante, un ivrogne ne provoque<br />
que très rarement un amusement durable<br />
et qu’il est plutôt une figure inquiétante,<br />
asociale, rejetée, marginalisée.<br />
Cette sous-estimation <strong>des</strong> effets négatifs<br />
de l’ivresse est patente dans l’exemple<br />
précis de la violence routière. Alors que<br />
nous savons qu’en France, l’alcool est<br />
impliqué dans environ un tiers <strong>des</strong> accidents<br />
mortels - même si les mesures prises<br />
tendent à en réduire progressivement<br />
le chiffre - nombreuses sont les séquences<br />
où l’on voit un conducteur ayant bu à<br />
l’excès prendre le volant sans provoquer<br />
d’accident, sinon <strong>des</strong> incidents mineurs<br />
qui divertissent plutôt le spectateur. Il<br />
peut même faire preuve d’une dextérité<br />
hors du commun en réalisant, dans un état<br />
second, <strong>des</strong> prouesses inhabituelles. Et<br />
lorsque l’accident survient, ce sont les<br />
facteurs psychologiques qui sont mis en<br />
avant, comme par exemple dans Les Tricheurs<br />
de Marcel Carné, où la jeune Mic<br />
(Pascale Petit), en pleine nuit, percute un<br />
camion avec sa Jaguar, qu’elle conduisait<br />
à vive allure ; elle avait, dit ensuite le<br />
médecin, un taux élevé d’alcool dans le<br />
sang, mais on retient surtout que c’était<br />
une amoureuse dépitée qui fuyait une<br />
surprise-partie et avait visiblement un<br />
comportement suicidaire. La prise de<br />
conscience du danger que l’alcool fait<br />
courir au conducteur joue sans doute<br />
pour imposer aujourd’hui une certaine<br />
autocensure, car dans Taxi de Gérard<br />
Pirès (1998), l’as du volant, incarné par<br />
Samy Nacéri, ne boit jamais d’alcool<br />
(sauf, tout à fait à la fin, alors qu’il ne<br />
prend pas le volant, lors d’un cocktail où<br />
il est à l’honneur), et il en est de même<br />
dans les suites données à ce film.<br />
La guérison introuvable<br />
À côté de cette sous-estimation <strong>des</strong><br />
effets nocifs de l’alcoolisation, que l’on<br />
peut assimiler à une sorte de mensonge, il<br />
existe aussi <strong>des</strong> lacunes, <strong>des</strong> silences, <strong>des</strong><br />
non-dits. Un véritable déficit d’images<br />
existe sur certains aspects, en particulier<br />
la thérapie. Tout semble se passer comme<br />
si l’alcoolisme, à l’écran, offrait peu de<br />
prise à un quelconque traitement.<br />
Si cette entreprise est évoquée, le<br />
corps médical en est d’ailleurs singulièrement<br />
absent, à moins qu’il ne soit<br />
taxé, de façon assez tranché, d’inefficacité<br />
: dans Pourquoi viens-tu si tard ?<br />
l’héroïne, devenue abstinente, rechute<br />
et doit retourner en clinique ; le héros du<br />
Feu Follet, de Louis Malle, incarné par<br />
Maurice Ronet, se remet à boire après<br />
une cure, le médecin lui ayant affirmé<br />
que c’était une « affaire de volonté », et<br />
finit par se suicider ; Paul Vecchiali dans<br />
Femmes, femmes (1974) met aussi en<br />
scène un praticien qui dresse un savant<br />
tableau <strong>des</strong> maladies liées à l’alcoolisme,<br />
mais n’est d’aucun secours. Ainsi, une<br />
véritable ellipse caractérise la thérapie,<br />
comme si celle-ci n’existait pas ou<br />
était difficilement montrable. Il est vrai<br />
qu’une présentation réaliste d’une cure<br />
de désintoxication pour un alcoolique<br />
« d’habitude » n’est pas un sujet spécialement<br />
attrayant, mais surtout on ne saurait<br />
s’étonner du fait que le cinéma présente,<br />
en guise de solutions, <strong>des</strong> éléments de<br />
même nature que ceux qu’il a invoqués<br />
pour les causes. Puisqu’il privilégie les<br />
explications individuelles et accidentelles<br />
dans les facteurs de l’alcoolisme, il<br />
ne peut qu’utiliser les mêmes clés en ce<br />
qui concerne le traitement. Une intrigue<br />
a été développée, qui repose sur certains<br />
traits psychologiques du buveur excessif,<br />
et l’issue ne peut se situer que dans la<br />
même logique. Lorsque le problème est<br />
pris en charge, il l’est donc de façon<br />
personnalisée, à la faveur d’une rencontre<br />
avec un être exceptionnel ou lors de la<br />
survenue d’un événement extraordinaire<br />
qui poussera le héros à s’engager, par le<br />
biais d’une passion, dans une lutte positive<br />
; celle-ci le révélera à lui-même et le<br />
fera échapper à ce lent suicide dans lequel<br />
il était engagé.<br />
C’est donc très largement sur le mode<br />
éthique que la question est traitée, le<br />
cinéma présentant dans de nombreux cas<br />
une vision quasi messianique du processus<br />
de libération du fardeau de l’alcool,<br />
sous la forme d’un rachat, qui arrache<br />
l’individu à sa déchéance, à son animalité,<br />
pour le hisser à la hauteur d’un<br />
homme mu par cette fameuse volonté qui<br />
lui faisait défaut. L’avocat déchu (incarné<br />
par Raimu dans Les Inconnus dans la<br />
maison, puis Jean-Paul Belmondo dans<br />
L’Inconnu dans la maison) parvient à<br />
s’extraire spectaculairement et comme<br />
miraculeusement de son abrutissement<br />
lorsqu’il doit défendre un jeune injustement<br />
accusé ; c’est la rencontre avec une<br />
femme d’exception (Michèle Morgan)<br />
qui permet au médecin à la dérive (Gérard<br />
Philipe) dans Les Orgueilleux de retrouver<br />
toute son énergie pour lutter contre<br />
une épidémie ; dans Tchao Pantin, la mort<br />
du jeune dealer (Richard Anconina) réactive<br />
de façon positive chez le pompiste<br />
(Coluche) le souvenir de son fils et lui<br />
donne la force nécessaire pour s’attaquer<br />
aux responsables. On remarque ensuite<br />
que, en un raccourci saisissant, lorsqu’ils<br />
sont engagés dans l’action, les individus<br />
ne boivent plus à l’excès, puisque leur vie<br />
a retrouvé un sens. Dans La Femme de ma<br />
vie, on voit intervenir un groupe de thérapie,<br />
celui <strong>des</strong> « Alcooliques anonymes »,<br />
qui joue un rôle important pour venir<br />
en aide à Simon (Christophe Malavoy) ;<br />
mais plus que l’action du groupe, c’est la<br />
relation avec l’un de ses membres, Pierre<br />
(Jean-Louis Trintignant), qui joue un rôle<br />
essentiel dans le sauvetage de l’homme<br />
à la dérive.<br />
Présenter la thérapie de la sorte permet<br />
de construire <strong>des</strong> héros positifs, capables<br />
de porter l’intrigue, de la conduire vers<br />
<strong>des</strong> perspectives plutôt optimistes, même<br />
si elles restent parfois incertaines. Elles<br />
autorisent à coup sûr chez le spectateur<br />
la mise en œuvre de l’indispensable processus<br />
d’identification, tout en confortant<br />
cependant la conception dominante d’une<br />
responsabilité personnelle dans le mécanisme<br />
de l’addiction.<br />
Bien sûr, on ne saurait demander aux<br />
oeuvres cinématographiques autre chose<br />
que ce qu’elles peuvent et doivent offrir<br />
et on aurait mauvaise grâce de regret-<br />
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