Même - Revue des sciences sociales
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Nos relations aux images<br />
Une approche psychanalytique<br />
S i<br />
tout homme s’engage dans la<br />
fabrication ou la consommation<br />
d’images, c’est parce qu’il est luimême<br />
un dispositif d’images. Ce sont<br />
les relations que nous établissons avec<br />
celles qui nous habitent qui constituent<br />
le prototype <strong>des</strong> liens que nous construisons<br />
avec celles qui nous entourent.<br />
Ces relations ont toujours deux aspects<br />
complémentaires : s’immerger dans les<br />
images ou au contraire prendre du recul<br />
par rapport à elles.<br />
« Devant »<br />
et « dans » l’image ■<br />
Ces deux caractères tirent leur origine<br />
de notre histoire précoce. Lorsque, tout<br />
petit, nous avons découvert les images,<br />
c’était sous la forme de sensations complexes<br />
mêlant de manière inséparable<br />
<strong>des</strong> éléments visuels, cénesthésiques,<br />
moteurs et émotionnels de telle façon<br />
que nous y étions pris bien plus que<br />
nous ne les maîtrisions. La posture du<br />
bébé par rapport aux images est proche<br />
de celle du rêveur qui se sent faire partie<br />
du rêve qu’il produit. C’est pourquoi,<br />
lorsqu’il a faim et tarde à être nourri,<br />
il est capable de s’apaiser spontanément<br />
en se créant une hallucination qui<br />
reproduit l’ensemble <strong>des</strong> satisfactions<br />
normalement consécutives à la tétée.<br />
Il est alors « dans » l’image, éprouvant<br />
<strong>des</strong> sensations, <strong>des</strong> émotions et <strong>des</strong> états<br />
du corps mêlés indissolublement à <strong>des</strong><br />
représentations visuelles.<br />
C’est seulement dans un second temps<br />
que le bébé acquiert la possibilité de distinguer<br />
entre une image intérieure – par<br />
exemple le visage de sa mère qu’il voit à<br />
l’intérieur de lui alors qu’elle est absente<br />
de son champ visuel – et les informations<br />
que lui donnent ses organes <strong>des</strong> sens<br />
– par exemple la perception qu’il a de sa<br />
mère quand elle se trouve à côté de lui.<br />
Bref, il différencie les représentations<br />
visuelles d’objets devant lesquels il se<br />
trouve <strong>des</strong> images à l’intérieur <strong>des</strong>quelles<br />
il peut plonger en imagination. Mais<br />
cette découverte essentielle est aussi à<br />
l’origine d’une indicible nostalgie. C’est<br />
pourquoi l’homme n’a de cesse que de<br />
s’entourer d’images qui lui permettent<br />
de revivre à volonté les illusions qui ont<br />
marqué son entrée dans la vie. Il construit<br />
<strong>des</strong> dispositifs dans lesquels il entre<br />
en oubliant provisoirement que c’est lui<br />
qui les a fabriqués et en y croyant comme<br />
à la réalité. Mais comme ce désir lui fait<br />
en même temps très peur, il se ménage<br />
toujours une porte de sortie. C’est la<br />
« distance critique » face aux images,<br />
qui n’est rien d’autre que le fait de se<br />
placer « devant » et de les regarder de<br />
l’extérieur en refusant d’y entrer et d’y<br />
croire.<br />
Tous les dispositifs d’images – depuis<br />
la peinture jusqu’aux espaces virtuels<br />
SERGE TISSERON<br />
Psychiatre et psychanalyste<br />
Directeur de recherches<br />
Université Paris 10 – Nanterre<br />
en passant par le cinéma et la télévision<br />
– répondent à ces deux objectifs<br />
complémentaires, et on peut parier que<br />
les prochains y obéiront encore. Ils aménagent<br />
l’illusion d’une présence réelle<br />
<strong>des</strong> objets qui y sont représentés, mais<br />
ils assurent en même temps la possibilité<br />
pour chacun de lever à volonté la<br />
confusion. Dans l’Antiquité, les statues<br />
qui décoraient les temples étaient peintes,<br />
ce qui augmentait considérablement<br />
leur réalisme, et l’écran de cinéma est<br />
inséparable du désir d’être soi-même à<br />
l’intérieur du film. C’est ce que montre<br />
la peur qui saisissait les spectateurs<br />
<strong>des</strong> premières projections publiques<br />
– comme L’entrée du train en gare de<br />
La Ciotat réalisé par les frères Lumière<br />
– ou les rêveries de Woody Allen dans La<br />
Rose pourpre du Caire.<br />
C’est pourquoi il ne faut pas s’inquiéter<br />
du fait que l’homme fabrique<br />
<strong>des</strong> images de plus en plus réalistes et<br />
qui constituent <strong>des</strong> espaces où rencontrer<br />
d’autres humains, comme le montrent<br />
aujourd’hui les jeux vidéo en réseau<br />
dans lesquels les joueurs communiquent<br />
entre eux par avatars interposés. Car<br />
l’homme dispose en même temps du<br />
moyen de prendre de la distance par rapport<br />
à ces espaces grâce à la possibilité<br />
de les transformer.<br />
De ce fait, les images matérielles qui<br />
nous entourent sont bien plus que <strong>des</strong><br />
supports de significations manifestes ou