Même - Revue des sciences sociales

Michel Barbot Calligraphie, arabesque et structures lexicales
dimensions, alors que les corrélations
du réseau lexical sont à ce point interconnectées
qu’aucun champ arabe ne se
laisse réduire aux arborescences ou aux
tableaux d’inventaire que l’on connaît et
pratique ailleurs 12 (cf. fig. 5).
Conclusion ■
Nous avons vu que l’esthétique araboislamique
repose sur la mise en œuvre
de principes géométriques rigoureux
sous-jacents à des réalisations dynamiques
alliant le matériel et le spirituel.
La sensation de vie intérieure, voire de
mouvement, qui anime les figures de
l’arabesque au lieu de s’y figer, s’explique
par le développement indéfini des lignes,
des surfaces, des couleurs et de leurs
combinaisons, par l’absence de frontières
entre le fermé et l’ouvert. L’invisible y
circule, qu’il soit de l’ordre de l’abstrait
ou de son interprétation. Le regard et
l’esprit sont entraînés toujours plus loin
que ce qui les mobilise en l’instant, et ils
ne peuvent s’arrêter sur un contour, un
détail, une forme particulière. L’équilibre
et la symétrie sont présents partout, mais
toujours au profit d’une contemplation à
la fois sensible et réfléchie des merveilles
structurées de la Création, de la profusion
auto-régulée de la Vie ici-bas. Nous sommes
aux antipodes de la dérive de Babel
ou du sacrilège de Prométhée.
La langue arabe paraît en harmonie
totale avec l’arabesque. Au niveau graphique
bien entendu, car ses lettres se
prêtent parfaitement aux stylisations les
plus raffinées. Mais cette harmonie se
révèle au plus profond du langage dans
lequel s’est incarné le message coranique,
et donc l’inspiration première de
cette esthétique. Les symétries les plus
rigoureuses s’associent en arabe aux
entrelacs les plus nuancés de la forme et
du fond. Produit historique auto-régulé
d’une myriade d’interactions orales et
psychiques à travers l’espace et le temps,
ce monde symbolique n’est pas un simple
outil de communication. En tant que
langage articulé, économie et ergonomie
s’y manifestent bien plus en profondeur
qu’en surface. Et il en va de même pour
sa poéticité essentielle que stylistique et
rhétorique effleurent à coups de tropes
et de figures, et surtout d’observations
ponctuelles, sans pouvoir en dégager les
principes, ni en approfondir les applications.
De fait, l’univers sémiotique auquel
se réfère le lexique arabe à toute époque
est d’une densité et d’une complexité qui
démonétisent les approches descriptives
en cours, d’esprit morpho-syntaxique (et
non pas cognitives, comme il le faudrait).
Elles sont toutes canalisées par la
tradition dans une vision linéaire où les
apparentements lexicaux les plus riches
d’informations sont ramenés à de simples
intersections, des articulations ou
des lettres (sic) rajoutées (sans justification
valable) à des formes « originelles »,
des permutations aléatoires, ou même un
ordre indifférent (ou réversible) des traits
phoniques et des phonèmes de prétendus
étymons binaires (G. Bohas, passim),
voire à des jeux de langage sans intérêt
pour la description du lexique 13 . L’exploration
préconisée (et en partie réalisée)
démontre la structuration du système.
Elle livre des enseignements profonds à
différents niveaux des sciences humaines.
Elle fait à présent usage, non seulement
de graphes relationnels (toujours induits
des faits et non plaqués sur eux), mais
aussi de théorèmes, de typologie distributionnelle
des relations de relations,
et de matrices algébriques intégrant les
données graphiques et les numérisant.
Elle ouvre ainsi la voie moderne à un
destin nouveau de la langue: celui d’être
à la fois langage naturel et langage compréhensible
par un cerveau artificiel. Et,
à ce niveau de synthèse formalisée, on
n’a plus directement à faire aux affinités
structurelles entre la langue arabe et l’esthétique
arabo-islamique qui en a émané
à partir du Livre révélé.
Cette structuration réticulaire des
signes – moteur secret de la pérennité du
langage sémitique à travers les péripéties
et les drames de l’histoire – a institué
en arabe une corrélativité générale du
Sens qui se révèle aujourd’hui comme
un précieux outil civilisationnel, apte à
la sauvegarde d’une identité. Car il est
inaccessible par essence aux modèles
standard (pour la plupart anglo-saxons)
qui entendraient le subjuguer par acculturation,
irréductible sinon par la mort
de tous ses locuteurs, irremplaçable donc
quand s’ouvrent des temps où, défiant
les autres cultures, une idéologie militaro-économique
déploie, d’échelons en
« Echelon », l’ombre de ses rets sur le
monde. Et là il est question de mise en
tutelle des cultures du monde par une
idéologie pour un temps détentrice des
pouvoirs matériels et juge auto-proclamé
des axes du Bien et du Mal. Et non plus
d’arabesques, de symétries pour l’œil
et pour l’esprit, de rythmes sonores ou
visuels, de fragmentation des espaces,
de trajectoires harmoniques, de visées
artistiques ou d’horizons spirituels, et
moins encore de langage articulé sur le
Beau et le sens de la Création…
Notes
1. M. Barbot, « Morphogénèse séquentielle
du squelette du MOT de type sémitique.
L’exemple de l’arabe », Mélanges
du Département d’Arabe de l’Université
Marc-Bloch (en mémoire de Fayez Adas),
décembre 2002, p. 54. V. aussi M. Barbot
& K. Bourja, « La structuration sémiotique
du monde par le système lexical de l’arabe
classique », sous presse aux Mélanges en
l’honneur du Pr. R. G. Khoury, Heidelberg
(RFA), 2005.
2. Il s’agit d’un damier de neuf lignes sur
neuf colonnes, dont les cases sont remplies
par des chiffres en progression arithmétique.
La première ligne marque une
progression de raison 1 : 1, 2, 3, 4, etc. La
deuxième, une progression de raison 2 : 2,
4, 6, 8, etc. La troisième, de raison 3: 3,
6, 9, [12 >]3… On constate que les cases
remplies par un même chiffre dessinent
des formes particulières.
3. A. Paccard, Le Maroc et l’artisanat
traditionnel islamique dans l’architecture,
1983, éditions atelier 74, vol. 1,
p. 142-354, (dont le carré védique à 9x9
cases p. 146-147).
4. Voir plus loin l’examen du type 12-12, et
le détail de l’argumentation dans M. Barbot,
Morphogénèse séquentielle, p. 22-24
et 68-69 (dont fig. 26).
5. Rem. la structure de JuRJat- «besace, bissac»
qui met en regard JR– et –RJ, comme
le sont les deux poches de l’objet (cf. la
notion d’imsâs dans les Khasâ’is d’Ibn
Jinnî).
6. On en trouvera l’exposé dans M. Barbot
& K. Bourja, « L’organisation du système
lexical de l’arabe classique. Structures de
surface et structures profondes », revue
Luqmân XIV, Automne-Hiver 1997-1998,
Université de Téhéran, § Cycle ou métathèse
?, p. 94-97 ; et dans Morphogénèse
séquentielle, p. 22-24 et 68-69 (dont
fig. 26 – v. supra).
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