Même - Revue des sciences sociales
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Un iconoclasme<br />
télévisuel<br />
Récurrences et ambiguïtés d'une critique<br />
L a<br />
critique de la télévision se présente<br />
comme un sport national,<br />
y compris chez ceux qui en font<br />
une grande consommation. L’hégémonie<br />
économique, politique et sociale de<br />
la télévision est en fait méprisée, sa<br />
légitimité toujours contestée : manipulation,<br />
collusions politiques, indigence<br />
<strong>des</strong> programmes… Comme si le talon<br />
d’Achille de la télévision était justement<br />
son image, l’image. Pour appréhender<br />
notre rapport ambigu à cette télé qui<br />
s’auto-parodie parfois elle-même, il<br />
n’est pas inutile de remonter de quelques<br />
siècles en arrière, quelque part sur<br />
le Mont Sinaï, en compagnie de Moïse,<br />
car à y regarder de plus près, la critique<br />
de l’image est une très vieille histoire.<br />
Idole ou icône ? ■<br />
« Tu ne feras point d’image taillée, ni<br />
de représentation quelconque <strong>des</strong> choses<br />
qui sont en haut dans les cieux, qui sont<br />
en bas sur la terre, ou dans les eaux par<strong>des</strong>sous<br />
la terre. Tu ne te prosterneras<br />
point devant elles, et tu ne les serviras<br />
point ». Si ce commandement divin n’est<br />
pas le plus célèbre <strong>des</strong> dix, il est peutêtre<br />
celui qui aura les conséquences les<br />
plus déterminantes, car à cet interdit<br />
biblique de la représentation succède une<br />
pratique chrétienne beaucoup plus nuancée.<br />
Le dogme de l’Incarnation, du Dieu<br />
fait Homme, – le Verbe, en se faisant<br />
chair, s’est donné à voir lui-même dans<br />
une forme visible – et la multiplicité<br />
<strong>des</strong> interprétations <strong>des</strong> écrits fondateurs<br />
engendrèrent dans le christianisme la<br />
représentation du Christ, <strong>des</strong> saints et<br />
<strong>des</strong> scènes bibliques sous forme d’icônes,<br />
peintures, vitraux…<br />
Il s’agit là d’une ambiguïté originelle.<br />
L’image fut instituée, justifiée comme<br />
mode de représentation de l’absent, mais<br />
aussi du divin, ouvrant le débat sur les<br />
limites et les ambiguïtés de la représentation.<br />
Un débat qui est hanté par<br />
la dérive de l’idolâtrie, c’est-à-dire de<br />
l’adoration de l’image pour elle-même.<br />
La querelle à propos de la représentation<br />
divine se focalisera ainsi sur les<br />
risques de dérives idolâtres d’un peuple<br />
illettré : le peuple qui vénère l’icône faitil<br />
la distinction entre l’image et ce qu’elle<br />
représente ? L’icône est-elle la « Bible<br />
<strong>des</strong> illettrés » ? Un débat qui sera tranché<br />
théologiquement au Concile de Nicée en<br />
787 : « l’honneur rendu à l’icône atteint<br />
le prototype et celui qui se prosterne<br />
devant l’icône se prosterne devant l’hypostase<br />
de celui qui s’inscrit en elle »<br />
(cité par Besançon, 1994, p. 168). La<br />
critique d’idolâtrie est ainsi réfutée grâce<br />
à l’argument de la médiation que permet<br />
la représentation, du moment qu’il est<br />
reconnu que l’image n’est pas la chose<br />
représentée.<br />
MARC TRIGUEROS<br />
Institut Régional du Travail Social<br />
du Languedoc-Roussillon, Montpellier<br />
<br />
Au delà de ce raisonnement philosophique,<br />
on peut pointer un souci plus<br />
terre-à-terre : l’adhésion <strong>des</strong> masses.<br />
L’iconoclasme est l’une <strong>des</strong> gran<strong>des</strong><br />
fractures <strong>des</strong> religions monothéistes.<br />
Il est évident que face à un Islam et<br />
un Judaïsme refusant la représentation,<br />
l’iconographie chrétienne sera une arme<br />
supplémentaire dans les guerres de religions<br />
et les croisa<strong>des</strong>. C’est ce que Régis<br />
Debray nommera le « génie du christianisme<br />
», l’image ayant toujours été au<br />
cœur <strong>des</strong> processus d’adhésion de masse.<br />
Et si la croix chrétienne était le premier<br />
logo de l’Histoire ?<br />
Sans aller plus avant dans ces complexes<br />
débats théologiques, cette entrée<br />
en matière permet de rappeler d’une<br />
part l’origine d’une légitimité, l’image<br />
étant une médiation vers un réel inaccessible,<br />
et d’autre part une ambiguïté<br />
dans l’objet réel de la vénération – le<br />
divin ou sa représentation –, le tout étant<br />
pris dans <strong>des</strong> considérations également<br />
politiques.<br />
Comme l’a très bien résumé François<br />
Dagognet, concernant l’image, « son histoire<br />
coïncide avec celle de sa déconsidération<br />
» (Dagognet, 1977, p. 157).<br />
Cette querelle <strong>des</strong> images ne va donc<br />
cesser de se réactualiser au fil <strong>des</strong> siècles<br />
en sortant du terrain religieux pour aller<br />
sur le terrain artistique – l’art abstrait qui<br />
rompt avec la représentation académique<br />
du sujet – et politique – le fétichisme