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Même - Revue des sciences sociales

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éduction de la couleur de peau à une<br />

appartenance raciale aurait radicalement<br />

ébranlé le statut antérieur <strong>des</strong> Vierges<br />

noires. Cette couleur de peau − autrefois<br />

signe de digne dévotion − ne fut alors<br />

plus comprise comme telle, comme le<br />

montre l'exemple de la Vierge de Chastreix<br />

qui, lors de sa restauration en 1892,<br />

reçut une nouvelle couche de couleur<br />

noire : après la restauration, la paroisse<br />

se serait plainte de la transformation de<br />

leur Madone en une « négresse ». 31 Des<br />

autorités cléricales tout comme le Jésuite<br />

Stephan Beissel rejettent l’interprétation<br />

du nigra sum et argumentent, face à l’interprétation<br />

concurrentielle représentée<br />

par la science <strong>des</strong> religions comparées,<br />

que la couleur de peau n’est le résultat<br />

que du hasard 32 . Il est en effet préférable<br />

de faire disparaître la couleur noire en<br />

faisant référence à la couleur « réelle »<br />

qui se trouve en <strong>des</strong>sous. C’est encore le<br />

cas à l’heure actuelle comme le montre<br />

une déclaration du journal espagnol El<br />

Mundo : « ‘La Moreneta’ es blanca » 33 .<br />

La presse allemande y rajoutera : « Die<br />

schwarzbraune Madonna von Montserrat<br />

ist in Wirklichkeit weiß » (« La Vierge<br />

noire de Montserrat est en réalité blanche<br />

».) 34 L’effet d’authenticité de la couleur<br />

avait disparu et avec lui aussi la base<br />

pour une argumentation consciente (ou<br />

inconsciente) de l’échelle <strong>des</strong> valeurs de<br />

ces représentations. On fit à ce moment<br />

<strong>des</strong> Vierges noires l’énigme que l’on connaît<br />

encore aujourd’hui.<br />

Quelles valeurs symboliques ont les<br />

Vierges noires aujourd’hui ? Ce sont les<br />

disciples d’une religiosité plutôt anticléricale<br />

et centrée sur la Femme 35 qui<br />

s’intéressent actuellement le plus à elles.<br />

Cependant la Madone n’a pas pour autant<br />

perdu sa valeur religieuse traditionnelle :<br />

le plus grand pèlerinage marial au monde<br />

est à l’heure actuelle celui de la Vierge de<br />

Guadalupe à Mexico. Elle est considérée<br />

comme étant une Vierge noire même<br />

si elle n’est pas typique en son genre.<br />

Cette représentation tient son appellation<br />

d’une Vierge noire d’Espagne dont<br />

le culte de dévotion connut son apogée<br />

lors de la « Découverte » du Mexique et<br />

qui fut introduite dans le pays comme<br />

protectrice <strong>des</strong> Conquistadores. De plus,<br />

son iconographie venant également de la<br />

meilleure tradition européenne est justement<br />

de couleur noire ! Cependant elle<br />

est considérée par les Mexicains comme<br />

une <strong>des</strong> leurs justement parce qu’elle est<br />

représentée avec le teint mat 36 . L’image<br />

fut imprimée spontanément sur la cape<br />

du devin après une apparition mariale,<br />

il s’agit donc d’un « vrai portrait ». Ici<br />

la valeur symbolique de la couleur noire<br />

est un signe ethnique qui pourrait être<br />

directement lié à la tradition européenne<br />

(le noir représentant l’authentique). À<br />

Einsiedeln, se passe peu à peu quelque<br />

chose de similaire : lors d’une discussion<br />

sur les lieux, un père bénédictin m’a tout<br />

d’abord dit que la couleur noire n’était le<br />

résultat que d’un « hasard » − une sorte<br />

de "mégarde ». Mais il a par la suite<br />

remarqué que les réfugiés africains et<br />

tamouls qui ont trouvé refuge à Einsiedeln,<br />

et que l’on voit très régulièrement<br />

à l’église, se réjouissent peut-être que la<br />

Mère de Dieu, sujet de dévotion, soit ici,<br />

une femme noire. Il semble possible que<br />

le multiculturalisme en Europe ouvre la<br />

porte à de nouvelles interprétations <strong>des</strong><br />

Vierges noires.<br />

Notes<br />

82 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2005, n° 34, “Le rapport à l’image”<br />

Traduit de l’allemand par<br />

Nathalie Peillex<br />

1. Les chercheurs se posent cette question<br />

dès qu’ils sont confrontés à ce sujet, cf.<br />

par ex. Leonard W. Moss et Stefen C.<br />

Cappannari : In quest of the black virgin<br />

: she is black because she is black, in<br />

James J. Preston (ed.) : Mother Worship.<br />

Theme and Variations, Chapel Hill, 1982,<br />

p. 53-74. Kröll, Ursula : Das Geheimnis<br />

der schwarzen Madonnen. Entdeckungsreisen<br />

zu Orten der Kraft, Stuttgart, 1998,<br />

p. 175. Birnbaum, Lucia Chiavola : Black<br />

madonnas. Feminism, religion and politics<br />

in Italy, Boston, 1993, p. 41.<br />

2. Titres de quelques publications sur ce<br />

sujet, comme par ex. Jacques Huynen :<br />

L‘énigme <strong>des</strong> Vierges Noires, Paris, 1972 ;<br />

Franz A. Schmitt : Vom Geheimnis der<br />

Schwarzen Madonnen, in Königsteiner<br />

Jahrbüchlein, Königstein i. Taunus, 1957,<br />

p. 85-87.<br />

3. Dans l’article traitant <strong>des</strong> images miraculeuses<br />

dans le « Handbuch der Marienkunde<br />

» ce sujet n’est même pas abordé. Il est<br />

même tu, dans le long article sur la Vierge<br />

de Lorette où l’on ne trouve pas une ligne<br />

signalant qu’il s’agit d’une Vierge noire<br />

célèbre dont la couleur fut reprise dans<br />

<strong>des</strong> centaines de copies faites au cours<br />

du XVII e siècle. (Karl Kolb : Typologie<br />

der Gnadenbilder, in Wolfgang Beinert/<br />

Heinrich Petri (ed.) : Handbuch der Marienkunde.<br />

2 e Ed., Regensbourg, 1997, p.<br />

449-482, cf. p. 467-468). Le Clergé réagit<br />

lui aussi de manière réticente. Comme<br />

Leonard Moss n’obtint aucune réponse<br />

à sa question : « pourquoi est-elle noire »<br />

qu’il posa à un prêtre italien, il décida de<br />

s’intéresser de très près lui-même à ce<br />

sujet. Lorsqu’il présenta le résultat de ses<br />

recherches lors d’un congrès scientifique<br />

en 1952, un grand nombre de Religieux et<br />

de femmes appartenant à un ordre auraient<br />

quitté la salle de façon très significative.<br />

(Moss / Cappannari, p. 54-55). Ursula<br />

Kröll relate <strong>des</strong> faits similaires. Alors<br />

qu’elle demandait à un prêtre Capucin<br />

de Stühlingen : « « Savez-vous pourquoi<br />

votre Madone est noire ? », « Oui, parce<br />

qu’elle l’est « , lui répondit-il (…) Cela<br />

n’a pas une grande signification. Mais<br />

en tous cas, elle ne vient pas d’Afrique. »<br />

(Kröll, p.175).<br />

4. On trouve une approche semblable <strong>des</strong><br />

Vierges noires dans le livre de Klaus<br />

Schreiner : Maria. Jungfrau, Mutter, Herrscherin,<br />

Munich, 1994, p. 213-248.<br />

5. Les idées fondamentales de cet essai sont<br />

présentées dans : Monique Scheer : From<br />

majesty to mystery : Change in the meanings<br />

of black madonnas from the 16th to<br />

the 19th centuries, American Historical<br />

Review, décembre 2002, p. 1412-1440.<br />

6. Comme Moss et Cappannari<br />

7. Stefen Benko : The virgin god<strong>des</strong>s. Studies<br />

in the pagan and Christian roots of<br />

Mariology, Leiden, 1993 (Studies in the<br />

history of religions, 59) p. 213-216.<br />

8. Frederick Gustafson : The black Madonna,<br />

Boston, 1990.<br />

9. Par exemple : Marie Durand-Lefébvre :<br />

Étude sur l’origine <strong>des</strong> Vierges noires,<br />

Paris, 1937 ; Emile Saillens : Nos vierges<br />

noires, leurs origines, Paris, 1945 ; Sophie<br />

Cassagnes-Brouquet : Vierges Noires.<br />

Regard et Fascination, Rodez, 1990.<br />

10. Ce désir n’est valable − ce qui est bien<br />

connu − que pour l'histoire moderne de<br />

cette matière. On retrouve l’origine de<br />

la « Kontinuitätstheorie » (« théorie de la<br />

continuité ») ayant trait aux Vierges noires<br />

dans la Volkskunde allemande de Jacob<br />

Grimm, Deutsche Mythologie, Graz, 1968<br />

(livre contrefait à partir de la 4 e édition de<br />

1875-8), p. 195, remarque 1. Cependant<br />

Hermann Sökeland s’était exprimé à l’encontre<br />

de la thèse qui expliquait « l’assombrissement<br />

» de la peau <strong>des</strong> Vierges noires<br />

par l’effet du temps. Cf. Dunkelfarbige<br />

Marienbilder, in Zeitschrift <strong>des</strong> Vereins für<br />

Volkskunde 18 (1908), p. 281-295.

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