Ce fleuve qui nous sépare - Eux et nous
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venant conclure la répétition du manquement. Pour l'ouvrier comme pour le<br />
contremaître, le cadre d'atelier, le cadre supérieur, le P.D.G.<br />
Le vécu de Radio-Beur était autrement moins stressant, du fait de l'interdit implicite de<br />
« tuer » l'autre. Nous <strong>nous</strong> arrangions comme <strong>nous</strong> pouvions dans une convivialité à<br />
réinventer chaque jour. Bien sûr, c<strong>et</strong>te convivialité <strong>nous</strong> obligeait à une moindre<br />
efficacité, à une moindre qualité du service rendu aux auditeurs. <strong>Ce</strong> laxisme dans la<br />
norme était porteur de mille inconvénients, du renouvellement quotidien de l'imprévu<br />
fâcheux (le micro <strong>qui</strong> ne marche pas, ...). Le geignard du peu de désir pouvait s'autoriser<br />
du « dégoûtage ». Le teigneux pouvait attribuer la déficience dans son résultat à un<br />
tiers. <strong>Ce</strong>s deux attitudes étaient rarissimes. La réponse générale à la difficulté était :<br />
c'est la faute de l'anarchie, c'est la faute... de l'Algérie. « Où est-elle, c<strong>et</strong>te cass<strong>et</strong>te ?<br />
C'est vraiment le bordel ici ! » - « Mais quand est-ce qu'on va s'organiser dans c<strong>et</strong>te<br />
maison ? » - « Untel n'est pas encore là ? Tu vois ça, Pierre, c'est l'Algérie ! » -<br />
« Pourquoi c<strong>et</strong>te corbeille à papier n'a-t-elle pas été vidée ? (dans une brusque pulsion<br />
de ménage, l'animateur s'en empare, me la brandit sous le nez) Tu vois Pierre ? C'est<br />
l'Algérie ça ! Tu comprends l'Algérie ? »<br />
Je ne comprends pas l'Algérie, mais j'entends bien qu'ici l'erreur de l'un est excusée par<br />
l'autre pour que l'erreur de l'autre soit pardonnée par l'un. Nous fonctionnions dans la<br />
reconnaissance mutuelle non transparente de la faille, de l'imperfection humaine. Et ce,<br />
pour éviter la reconnaissance de l'imperfection de chacun par chacun. Le<br />
fonctionnement de carré flou <strong>nous</strong> perm<strong>et</strong>tait d'éviter la lecture d'un savoir terrible sur<br />
<strong>nous</strong>-mêmes.<br />
Car le fonctionnement efficace du management capitaliste oblige chacun à renouveler<br />
sans cesse la lecture de ses limites. Au contraire, la méthode algérienne perm<strong>et</strong> à<br />
chacun le contournement du savoir sur les limites, <strong>et</strong> autorise la jouissance imaginaire<br />
de la certitude d'être le meilleur, la jouissance de la non-transparence de soi-même au<br />
regard de soi-même.<br />
<strong>Ce</strong> que crée la société de carré flou, ce qu'elle fabrique à longueur de temps, c'est du<br />
rapport humain. Parce que l'efficacité de chaque geste se voit en butte à maints<br />
obstacles, maintes paroles sont re<strong>qui</strong>ses. Et c'est grande beauté que tout ça. Le<br />
monsieur au sel sur les tranches de foie <strong>nous</strong> rappelle que dans les gargotes<br />
algériennes, ça râle beaucoup. Il n'y a pas assez de ceci, trop de cela, ce n'est pas<br />
chaud, remplace-moi ça... Tout cela, c'est du rapport humain, dont le niveau<br />
d'agressivité est bas, implicitement codifié. En France, le consommateur râle bien moins<br />
fréquemment, mais des critiques professionnels s'attablent dans l'anonymat, <strong>et</strong> peuvent<br />
défaire d'un seul paragraphe sec le crédit d'un restaurant <strong>et</strong> la vie de ceux <strong>qui</strong> y<br />
trouvaient emploi.<br />
La modernité n'est pas, comme le croient trop de jeunes Algériens de l'errance, la<br />
déambulation prospère dans des rues propres, des chaussures made in aux pieds, un<br />
joli walkman à la ceinture. La modernité est airain. Elle est cors<strong>et</strong> à baleines d'acier qu'il<br />
faut s'ajuster soi-même, <strong>et</strong>, <strong>qui</strong> plus est, dans le libre consentement.<br />
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