Ce fleuve qui nous sépare - Eux et nous
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colonial, les anciens portefaix, le « village nègre » d'antan, « toute c<strong>et</strong>te marmaille<br />
déchue <strong>qui</strong>, naguère, rendait le jour obscur <strong>et</strong> la nuit abyssale... »<br />
« Vous vous rappellerez les cireurs de bottes […]. » <strong>Ce</strong>s cireurs reviennent souvent, tels<br />
spectres d'in<strong>qui</strong>étude, dans la presse algérienne. C'est tout l'espoir concentré de l'Algérie<br />
que le geste <strong>qui</strong> les avait relevés, au temps du sourire, sous Amimed 4. Le fantôme du<br />
r<strong>et</strong>our des cireurs dit assez le délitement <strong>qui</strong> hélas fissure l'Algérie.<br />
« Et ils sont des milliers à errer sur le boulevard des incertitudes. » L'incertitude est<br />
certes plus lourde à porter que le peu de fortune. En Algérie la plus vraie misère n'est<br />
pas matérielle (c'est bien pire ailleurs), mais morale.<br />
De la misère comme souci d'âme<br />
Avec vous islamistes partagerai-je au moins c<strong>et</strong>te impression que l'urgence en Algérie<br />
n'est pas tant de « poursuivre le progrès » que de reconstruire la société, de la refonder,<br />
ou plus exactement de la fonder, de lui donner assi<strong>et</strong>te.<br />
Malek Bennabi est précurseur de l'islamisme algérien. Il publia entre 1947 <strong>et</strong> 1973,<br />
année de son décès. C'est un philosophe musulman de pensée plutôt ouverte, <strong>qui</strong> sait<br />
ne pas conclure toujours <strong>et</strong> <strong>qui</strong> défriche beaucoup, dense <strong>et</strong> solitaire. Le tourment <strong>qui</strong><br />
l'agite est la décadence du Dar el-Islam. Il s'essaie au regard sur l'histoire des<br />
civilisations, pour écrire : « Un ordre naissant cherchera toujours appui sur des valeurs<br />
sacrées. Par ailleurs, l'Histoire montre qu'un univers, même fondé à l'origine sur ces<br />
valeurs, tendra toujours à la désacralisation à mesure que la société avance dans la<br />
seconde phase, celle des problèmes techniques <strong>et</strong> de l'expansion. » 5 D'abord les<br />
valeurs, ensuite la production.<br />
Les Algériens de la difficulté, du « délestage systématique » 6, ont bien conscience de la<br />
montée en régime du mal-développement ; c'est parce que les corps ne sont pas si<br />
sûrs d'être sauvés que sauver son âme devient exigence forte. Le ressaisissement doit<br />
être celui de la personnalité totale, il n'est pas absurde de désirer commencer par<br />
r<strong>et</strong>rouver son âme.<br />
Ahmed Rouadjia <strong>nous</strong> décrit par le menu dans sa minutieuse enquête 7 le mouvement<br />
de prolifération des « mosquées libres » dans l'Algérie des années 80. A peine un pâté<br />
d'immeubles est-il habité, à peine un pan de bidonville s'installe-t-il que s'ouvre une<br />
mosquée. Deux bouts de planches, un morceau de tôle, les gens viennent prier, <strong>et</strong><br />
quand le bulldozer de l'Etat arrive, c'est trop tard : les gens défendent d'arrache-pied<br />
leur mosquée, puis la construisent en dur. Ils se cotisent pour ça.<br />
4. Surnom populaire de M. Ahmed Ben Bella au temps de sa présidence (1962-65). La suppression du<br />
corps des p<strong>et</strong>its cireurs avait été un beau moment de fierté de la jeune Algérie.<br />
5 . Cité par Nour-Eddine Boukrouh, Vivre l'Algérie, S.E.C., Alger, 1989.<br />
6. Mots de M. Djillali Liabes, La démocratie en Algérie : culture <strong>et</strong> contre-culture in op 59.<br />
7 . op 51.<br />
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