Philosophie magazine-Hors-série avril 2019
Dossier Games of Thrones
Dossier Games of Thrones
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GAME OF<br />
THRONES<br />
de Tocqueville, c’est-à-dire à la liberté. Seulement,<br />
les humains sont rarement à la hauteur<br />
des gens qui leur veulent tant de bien, et Daenerys<br />
est confrontée à son plus grand dilemme<br />
quand un affranchi lui demande s’il peut, librement,<br />
retourner à sa condition d’esclave. Que<br />
faire ? L’en empêcher, c’est-à-dire le « [forcer]<br />
d’être libre » 15 ? Ou bien étendre le champ de la<br />
liberté jusqu’à la liberté de se nuire ? En élisant<br />
la seconde option, en autorisant qui le souhaite<br />
à se soumettre, Daenerys montre paradoxalement<br />
qu’elle est une vraie démocrate et qu’en<br />
elle-même, la liberté (et l’éventualité de son<br />
mauvais usage) l’emporte sur l’idée sublime<br />
qu’elle se fait de la liberté.<br />
Revenons au Nord. Pourquoi la figure<br />
de Jon Snow vous semble-t-elle<br />
particulièrement intéressante ?<br />
\ Snow est celui qui introduit des<br />
nuances dans le meurtre. Tous les crimes<br />
ne se valent pas. Tous les forfaits ne sont<br />
pas à la même enseigne. Snow n’est pas la<br />
vertu même. Mais il n’est jamais content<br />
de lui. Ce qui fait de son personnage l’adversaire<br />
en chef de tous ceux qui, à l’inverse,<br />
ne font jamais assez de mal pour<br />
défendre leurs intérêts. L’affrontement<br />
moral se joue entre celui qui doute sans<br />
cesse de lui-même et ceux qui ne doutent<br />
jamais que la souffrance des autres est un<br />
moindre mal quand elle leur est utile. C’est<br />
un conflit entre les isolistes, au sens sadien,<br />
et les camusiens. L’isolisme (que théorise<br />
le marquis de Sade dans Les Infortunes de<br />
la vertu) est de dire que la douleur d’autrui<br />
ne me concerne pas mais qu’elle me fait<br />
jouir, et que, par conséquent, je n’ai aucune<br />
raison de ne pas faire souffrir l’autre. C’est<br />
la version morale du solipsisme. En vérité,<br />
c’est une position très faible, qui dépend<br />
d’autrui par le plaisir (ou l’intérêt) que sa<br />
souffrance procure. Les Lannister sont fragiles,<br />
comme tous ceux dont le pouvoir est<br />
l’unique horizon. Tuez-leur un enfant, vous<br />
les énervez. Retirez-leur le sceptre, vous<br />
les tuez. Au fond, la haine des Lannister<br />
pour les Stark n’est qu’un avatar de la<br />
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RAPHAËL ENTHOVEN<br />
Philosophe, écrivain et<br />
journaliste, il anime<br />
le programme <strong>Philosophie</strong><br />
tous les samedis sur Arte.<br />
Il a notamment publié Little<br />
Brother (Gallimard, 2017),<br />
Vermeer. Le jour et l’heure<br />
(Fayard, 2017), livre<br />
d’entretiens avec Jacques<br />
Darriulat, et vient de faire<br />
paraître, à la suite des<br />
Morales provisoires (Éditions<br />
de L’Observatoire, 2018 ;<br />
rééd. Livre de Poche, <strong>2019</strong>)<br />
de Nouvelles Morales<br />
provisoires (Éditions de<br />
L’Observatoire, <strong>2019</strong>).<br />
PHILOSOPHIE MAGAZINE<br />
HORS-SÉRIE<br />
Cinquante nuances de noir<br />
22<br />
You know nothing, Jon Snow Ygrid (à gauche), compagne<br />
puis adversaire de Jon Snow, meurt dans ses bras lors de l’assaut<br />
de Châteaunoir par les Sauvageons. Ses dernières paroles, presque<br />
socratiques : « Tu ne sais rien, Jon Snow » (saison 4, épisode 9).