Philosophie magazine-Hors-série avril 2019
Dossier Games of Thrones
Dossier Games of Thrones
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GAME OF<br />
THRONES<br />
L’exercice du pouvoir<br />
30<br />
lance des immondices à la figure. Or, cette<br />
scène s’ouvre sur un discours du Grand Moineau,<br />
qui interpelle ainsi le « bon peuple » de<br />
Port-Réal : « Voilà ce que vous avez voulu<br />
voir ! », dit-il en substance. C’est une adresse<br />
au spectateur. En ce sens, la <strong>série</strong> ne procède<br />
pas autrement que les feuilletons du<br />
xix e siècle, lesquels annonçaient « la très épouvantable<br />
histoire » ou « les horribles et sanglants<br />
forfaits » de tel personnage. On en profitait<br />
pour se rincer l’œil !<br />
Par ailleurs, il faut souligner que cette violence<br />
n’est pas simplement surajoutée pour<br />
faire beau – ou laid. Elle entretient un lien étroit<br />
avec la question de l’irréversible et des conséquences.<br />
Ce qui intéresse Martin, c’est en effet<br />
le constat que les actes politiques changent la<br />
donne, et qu’on doit en éponger, subir et<br />
affronter les conséquences très longtemps. Les<br />
hommes se situent toujours dans l’après-coup<br />
douloureux de décisions politiques. La <strong>série</strong><br />
s’inscrit dans l’après-coup de la succession ratée<br />
du roi Robert. Ainsi, Martin s’ingénie à montrer<br />
que les décisions politiques sont lourdes de<br />
conséquences parce qu’elles introduisent de<br />
l’irréversibilité dans l’histoire. L’omniprésence<br />
de la violence dans Game of Thrones manifeste<br />
qu’il ne faut pas croire que les personnages de<br />
<strong>série</strong> peuvent tomber et se relever à l’épisode<br />
suivant : une fois qu’ils sont perdus, ils ne<br />
peuvent revenir. Et le spectateur va porter leur<br />
absence pendant longtemps.<br />
Les spectateurs de Game of Thrones<br />
sont hantés par la crainte de ce<br />
qui va arriver et par les conséquences<br />
qui en découleront…<br />
\ Et c’est ce qui intéresse Martin : ce qui se<br />
passe après. À propos du Seigneur des anneaux<br />
de J. R. R. Tolkien, il pose cette question : quand<br />
Aragorn devient roi du Gondor, que fait-il, par<br />
exemple, des Orques qui restent dans les montagnes<br />
? Est-ce qu’il les massacre ? Cette insistance<br />
sur l’après-coup politique résonne avec<br />
Machiavel : en effet, dans Le Prince, la question<br />
politique est divisée en deux moments : la<br />
conquête du pouvoir et sa conservation. Ce<br />
sont deux logiques très différentes, si bien<br />
que celui qui pense qu’il va pouvoir exercer le<br />
pouvoir comme il l’a conquis s’expose à de<br />
grands dangers. Contrairement à Robert<br />
Baratheon, qui affirme : « Je ne me suis jamais<br />
senti aussi vivant que durant ma conquête du<br />
trône, et aussi mort depuis que je l’ai conquis » 1 ,<br />
Machiavel comme Martin nous interpellent<br />
ainsi : « Vous croyez que le moment palpitant,<br />
c’est celui de la conquête du pouvoir ? En réalité,<br />
l’après-coup est tout autant, sinon plus<br />
intéressant et décisif. C’est après que les choses<br />
<strong>série</strong>uses commencent. »<br />
Y a-t-il plus de Machiavel<br />
que de Hobbes dans la <strong>série</strong> ?<br />
\ L’aspect le plus hobbesien de la <strong>série</strong>, c’est,<br />
pourrait-on dire, la relative égalité des forces.<br />
C’est-à-dire la fin de l’héroïsme. L’un des grands<br />
apports de Hobbes consiste en cette idée que<br />
les hommes sont de force relativement égale,<br />
qu’il n’y a donc pas de grands hommes et de<br />
petits hommes. La politique ne peut compter<br />
sur des superhéros et doit composer avec cette<br />
égalité des forces, et avec la lutte à mort qui<br />
s’ensuit. « Ne croyez pas que, parce que vous<br />
êtes plus intelligent ou plus fort, vous allez<br />
gagner » : c’est une des clefs de lecture de la<br />
<strong>série</strong>. Cependant, là où la <strong>série</strong> n’est pas du<br />
tout hobbesienne, c’est dans l’omniprésence de<br />
la guerre qu’elle met en scène. Michel Foucault<br />
a bien montré que la philosophie de Hobbes<br />
n’est pas une pensée de la guerre : les calculs<br />
que les individus font les uns par rapport aux<br />
1. George R. R. Martin, A Game of Thrones. The Illustrated Edition. A Song<br />
of Ice and Fire. Book One, Bantam Books, New York, 2016, p. 331.<br />
[Nous traduisons.]<br />
MATHIEU POTTE-BONNEVILLE<br />
Philosophe, maître de<br />
conférences à l’ENS Lyon,<br />
ancien président du Collège<br />
international de philosophie,<br />
co-fondateur de la revue<br />
Vacarme (www.vacarme.org)<br />
et directeur du Département<br />
du développement culturel<br />
du Centre Pompidou.<br />
Il a notamment publié Michel<br />
Foucault, l’inquiétude<br />
de l’histoire (PUF, 2004) et<br />
Game of Thrones. Série noire<br />
(Les Prairies ordinaires, 2015).<br />
Il écrit régulièrement sur le<br />
cinéma, les <strong>série</strong>s – ou encore<br />
la littérature dans son<br />
dernier livre, Recommencer<br />
(Verdier, 2018).<br />
« Martin montre que<br />
les décisions politiques<br />
introduisent de<br />
l’irréversible dans l’histoire »<br />
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