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Philosophie magazine-Hors-série avril 2019

Dossier Games of Thrones

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culture<br />

CAHIER<br />

L’invention d’Homère<br />

92<br />

PHILOSOPHIE MAGAZINE<br />

HORS-SÉRIE<br />

autorité, et jusqu’à l’époque contemporaine,<br />

de Gorgias à Michel Serres, en passant par<br />

Friedrich Nietzsche, Simone Weil et Emmanuel<br />

Levinas. Les chants d’Homère sondent les<br />

affres de l’expérience humaine, nos ruses et<br />

nos bassesses, notre tragédie en somme. Par<br />

contraste, l’éternité des dieux, rejetés dans un<br />

monde d’ennui et de frivolité, paraît presque<br />

sans enjeu. Ulysse préfère d’ailleurs la vie<br />

parmi les siens à l’immortalité que lui promet<br />

Calypso, lorsqu’il échoue sur son île [voir le<br />

tableau de Waterhouse, Circé offrant la coupe<br />

à Ulysse, p. 94]. Comme le souligne Cornelius<br />

Castoriadis, Homère montre combien<br />

« l’homme est nécessairement déchiré par des<br />

motivations opposées, c’est-à-dire d’un côté l’évitement<br />

de la mort, la conscience que rien ne vaut la<br />

vie, et d’un autre côté l’évitement d’une vie qui ne<br />

contiendrait pas ce qui la rendrait digne d’être vécue.<br />

Ce déchirement est d’ailleurs constamment présent<br />

dans les poèmes » (Ce qui fait la Grèce. La Création<br />

humaine, I, Seuil, 2004, p. 103).<br />

L’HUMANITÉ DES HÉROS<br />

Ainsi Achille, refusant de combattre après qu’on<br />

lui a ôté la femme qu’il a ravie, Briséis, et laissant<br />

ses armes à Patrocle, s’emporte lorsqu’il apprend<br />

la mort de son ami, et il tue Hector, le meurtrier<br />

troyen, par vengeance, emportant avec lui le<br />

monde dans sa fureur [voir le tableau de Rubens<br />

Hector tué par Achille, p. 93]. L’humanité perce<br />

sous la carrure du héros et sous la plume du<br />

poète, offrant à la réflexion l’immensité des sentiments<br />

humains. Sa colère est, pour le philosophe<br />

Peter Sloterdijk, plus que la manifestation<br />

d’un esprit impétueux ou la passion d’un homme.<br />

Elle est le ressort de l’histoire occidentale, un<br />

motif puissant de la logique du monde. « Pour<br />

l’ontologie archaïque, écrit-il, le monde est la somme<br />

des combats qu’il faut mener en lui. La colère épique<br />

apparaît à celui qui la chante comme une énergie<br />

primaire qui se déverse d’elle-même, irréductible<br />

comme la tempête et la lumière du soleil. Elle est<br />

force d’action sous une forme quintessentielle »<br />

(Colère et Temps, Fayard/Pluriel, 2010, p. 16).<br />

Quant à Ulysse, à la fin de son odyssée, il<br />

retrouve sa terre d’Ithaque [voir Ulysse à<br />

Ithaque du Primatice, p. 95], sa patrie et sa<br />

bien-aimée Pénélope, mais il revient déçu. Le<br />

voyage lui a permis de connaître le monde,<br />

« Homère montre qu’il faut<br />

explorer le monde pour<br />

le comprendre, mais qu’en<br />

l’explorant on le modifie<br />

inexorablement »<br />

mais cette découverte l’a abîmé. Progressant<br />

dans la connaissance, il a progressé dans l’âge.<br />

« L’exilé courait aussi à la recherche de sa patrie, et<br />

maintenant qu’elle est retrouvée il ne la reconnaît<br />

plus, note Vladimir Jankélévitch. Ulysse, Pénélope,<br />

Ithaque : chaque être, à chaque instant, devient par<br />

altération un autre que lui-même, et un autre que<br />

cet autre. Infinie est l’altérité de tout être, universel<br />

le flux insaisissable de la temporalité. C’est cette<br />

ouverture temporelle dans la clôture spatiale qui<br />

passionne et pathétise l’inquiétude nostalgique. […]<br />

Le voyageur revient appauvri, ayant laissé sur son<br />

chemin ce que nulle force au monde ne peut lui<br />

rendre : la jeunesse, les années perdues, les printemps<br />

perdus, les rencontres sans lendemain et<br />

toutes les premières-dernières fois perdues dont<br />

notre route est semée » (L’Irréversible et la Nostalgie,<br />

Champs, Flammarion, 1974, p. 370).<br />

MÉMOIRE RECOMPOSÉE<br />

Que reste-t-il donc du voyage d’Ulysse ? Qui<br />

pourra jamais vérifier si le récit du héros dit vrai ?<br />

L’Odyssée est le parcours de la mémoire recomposée.<br />

Homère montre avec virtuosité qu’il faut<br />

explorer le monde pour le connaître, mais qu’en<br />

l’explorant on le modifie irrémédiablement ; que<br />

l’histoire est faite pour être racontée, mais qu’en<br />

la narrant on la dénature immanquablement ; qu’il<br />

faut que la vérité soit dite pour qu’elle advienne,<br />

mais que le logos peut servir à dire le vrai comme<br />

le faux. L’épopée apparaît comme un jeu de fidélités<br />

et de trahisons, une vérité tissée de mensonges.<br />

Au ii e siècle, des érudits se sont à leur<br />

tour épuisés à distinguer dans le magma de<br />

l’épopée ce qui relèverait du « véritable »<br />

Homère, entre les multiples versions en circulation.<br />

Mais l’Iliade et l’Odyssée demeurent une<br />

matière vivante, sans cesse reprise et reformée<br />

[voir le tableau d’Hubert Robert, Alexandre le<br />

Grand devant le tombeau d’Achille, p. 97].<br />

Comme l’explique Alexandre Farnoux dans le<br />

catalogue de l’exposition, l’œuvre d’Homère est<br />

« une habile anthologie, […] un choix d’épisodes<br />

rassemblés suivant une intrigue, en l’absence de tous<br />

les autres récits auxquels ils étaient liés. Les poèmes<br />

homériques ne sont donc qu’une infime partie d’une<br />

tradition qui a existé hors de l’écriture et qui, de ce<br />

fait, s’est évanouie. Parce que l’œuvre d’Homère est<br />

liée, par les thèmes ou la diction, aux improvisations<br />

orales des aèdes, elle est ainsi l’écho de poètes disparus.<br />

L’invention d’Homère comme auteur littéraire,<br />

c’est-à-dire lié à la lettre et à l’écriture, a effacé le<br />

souvenir des paroles anonymes qui ont contribué à<br />

la richesse de l’œuvre et a changé le statut de ces<br />

récits » (Éditions Lienart / Louvre-Lens, p. 105).<br />

Nous ne nous sommes pas privés de puiser à<br />

cette source, d’emprunter à cette mémoire en partage,<br />

jusqu’à développer une « homéromanie »,<br />

dont l’exposition rend compte, de même qu’elle<br />

traite des épisodes improprement associés à<br />

Homère, issus des « poèmes du Cycle »[ensemble<br />

d’épopées antiques perdues recoupant des thèmes<br />

communs à Homère], comme le jugement de Pâris,<br />

le cheval de Troie ou la destruction de la ville.<br />

Pour visiter ce monument, il fallait un bon<br />

guide. Nous avons ainsi sollicité l’helléniste Pierre<br />

Judet de La Combe, auteur de L’Avenir des Anciens.<br />

Oser lire les Grecs et les Latins (Albin Michel, 2016).<br />

Ensemble, nous nous sommes arrêtés sur une<br />

sélection d’œuvres présentées dans l’exposition,<br />

tâchant de dessiner un aperçu du<br />

continent homérique et d’ébaucher<br />

une réflexion sur le sens de l’épopée.<br />

Homère<br />

du 27 mars au 22 juillet <strong>2019</strong><br />

Musée du Louvre-Lens<br />

99, rue Paul-Bert à Lens.<br />

À lire :<br />

Homère, le catalogue de l’exposition.

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