Philosophie magazine-Hors-série avril 2019
Dossier Games of Thrones
Dossier Games of Thrones
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
© <strong>2019</strong> Home Box Office, Inc. All Rights Reserved, HBO.<br />
SANDRA LAUGIER<br />
Professeure de philosophie<br />
à l’université Paris-I-<br />
Panthéon-Sorbonne,<br />
membre du comité<br />
de rédaction de différentes<br />
revues comme Multitudes<br />
et membre du comité<br />
scientifique de la revue<br />
Implications philosophiques.<br />
Traductrice de nombreux<br />
ouvrages de Stanley Cavell,<br />
elle s’intéresse plus<br />
particulièrement à la question<br />
du langage ordinaire.<br />
On lui doit notamment<br />
Du réel à l’ordinaire.<br />
Quelle philosophie<br />
du langage aujourd’hui ?<br />
(Vrin, 1999), Faut-il encore<br />
écouter les intellectuels ?<br />
(Bayard, 2003), ou Qu’est-ce<br />
que le care ? (Payot, 2009)<br />
en collaboration<br />
avec Patricia Paperman<br />
et Pascale Molinier,<br />
ou encore Antidémocratie<br />
(La Découverte, 2017)<br />
avec Albert Ogien.<br />
saison, lors d’une séance d’escrime, Arya Stark<br />
explique à son père, qui la voyait à la tête d’une<br />
lignée de petits princes et princesses : « ce n’est<br />
pas moi » 1 . Brienne suscite l’ironie (et la terreur)<br />
par son côté brut et « hommasse ». Mais<br />
elle se laisse tout de même aller à un moment<br />
de séduction, voire d’érotisme, avec Jaime.<br />
Arya, de son côté, a décidé dès le départ qu’elle<br />
n’était pas intéressée par la séduction, et son<br />
destin est bien plus individualiste. Brienne est<br />
un personnage profondément altruiste qui dès<br />
le départ se met au service de Renly, puis de<br />
Catelyn. Elle se caractérise par la loyauté (qualité<br />
de connotation viriliste) et le désir de sacrifice,<br />
tandis qu’Arya est une véritable héroïne,<br />
mystérieuse. L’une et l’autre ont perdu leur<br />
mère et doivent en quelque sorte se re-créer.<br />
Pour tromper le destin qui lui était<br />
promis, Brienne semble devoir en<br />
passer par la négation de ce qui fait<br />
d’elle un individu singulier : elle ne se<br />
laisse plus définir que par les serments<br />
d’allégeance qu’elle prononce. Cette<br />
stratégie n’implique-t-elle pas un<br />
sacrifice de son intimité, de sa vie privée ?<br />
\ Ce qui fait la force et la singularité de<br />
Brienne, c’est cette conjugaison de loyauté et<br />
de professionnalisme, et aussi d’une grande<br />
sensibilité et humanité, paradoxe que l’actrice<br />
Gwendoline Christie incarne magnifiquement.<br />
Ce rôle est subversif car il permet<br />
d’associer des qualités féminines et masculines,<br />
alliance qui lui confère une forte individualité.<br />
Brienne réunit le courage physique<br />
« Le rôle de Brienne<br />
est subversif, car il<br />
associe des qualités<br />
féminines et masculines,<br />
ce qui lui confère<br />
une forte individualité »<br />
et le « care » [soin]. Il y a, comme elle le dit à<br />
Catelyn dans une conversation mémorable,<br />
un « courage de femme » 2 , un style féminin de<br />
courage. Brienne l’assume, tout en ayant<br />
aussi une dimension virile ; pour moi, elle ne<br />
sacrifie rien, elle est elle-même.<br />
Arya doit recourir à une forme de<br />
négation de soi : déjà initiée, par la force<br />
des choses, à l’art de la dissimulation<br />
de son identité, elle devient « personne »<br />
chez les Sans-visage. Pourtant,<br />
elle recouvre finalement son identité<br />
lorsqu’elle quitte la Demeure du blanc<br />
et du noir. Que vous inspire ce parcours ?<br />
\ Arya est depuis le début une véritable<br />
héroïne. Mais au fil de l’histoire, elle se<br />
débarrasse progressivement de son côté<br />
gamine attendrissante pour devenir une<br />
guerrière non dépourvue de violence et parfois<br />
de cruauté. Comme tous les grands personnages,<br />
on ne la comprend pas toujours et<br />
on la suit dans les dernières saisons avec une<br />
curiosité croissante. Comme dans les tragédies<br />
de Shakespeare, elle doit, pour se trouver,<br />
passer par une mort et une renaissance,<br />
la mort ici étant figurée par la perte du<br />
visage et de la vue – une forme radicale de<br />
marginalisation et d’anonymat. C’est en surmontant<br />
cette perte qu’elle retrouve son identité<br />
– ou plutôt en trouve une nouvelle. Elle<br />
nous prend à la gorge lorsqu’elle quitte les<br />
Sans-visage, lançant à Jaqen H’ghar : « Une<br />
fille est Arya Stark de Winterfell. Et je rentre<br />
chez moi. » 3 Elle retrouve le « je » et revendique<br />
son identité. C’est sans doute l’un des<br />
plus beaux moments de la <strong>série</strong>.<br />
Jon Snow ne peut dépasser sa condition<br />
de bâtard et devenir roi du Nord<br />
qu’après un passage dans la Garde<br />
de nuit, où il renonce à son nom, à sa<br />
famille, à son héritage, et à la possibilité<br />
d’une vie familiale, etc. Sa trajectoire<br />
est-elle analogue à celle d’Arya ?<br />
\ La trajectoire de Jon Snow passe en effet<br />
aussi par de multiples morts et renaissances.<br />
Mais dans son cas la mort est réelle, pas symbolique.<br />
Cette capacité de revenir du royaume<br />
des morts en fait un Élu (comme d’autres<br />
héros avant lui, telle Buffy 4 ). Pourtant, il ne<br />
cesse jamais de douter !<br />
1. Saison 1, épisode 4. 2. Saison 2, épisode 5. 3. Saison 6, épisode 8.<br />
4. Buffy Summers, tueuse de vampires, héroïne de Buffy contre les<br />
vampires, sérié télévisée américaine de fantasy urbaine.<br />
GAME OF<br />
THRONES<br />
Sexe, domination et subversion<br />
41<br />
PHILOSOPHIE MAGAZINE<br />
HORS-SÉRIE