Présentation
6 <strong>Civilité</strong>, <strong>incivilités</strong> une certaine façon de réguler l’être-ensemble Photographie Jean-Louis Hess BRIGITTE FICHET, GENEVIÈVE HERBERICH-MARX & FREDDY RAPHAËL Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales Université Marc Bloch, Strasbourg L a civilité se situe résolument du côté de l’artifice, de la construction de soi dans un rapport à l’autre. Elle nous arrache à l’état de nature, où s’affirment les pulsions et la bestialité, pour développer notre capacité de vivre ensemble dans la reconnaissance réciproque. Elle nous permet d’accéder à notre condition d’homme, c’est-à-dire d’être de culture. C’est une conquête sur soi, mais aussi sur les autres, donc une certaine manière de s’engager dans la vie sociale. Comme le souligne Robert Muchembled 1 , les gestes de la vie quotidienne « tracent le chemin de la citoyenneté, le profil de l’adhésion à la société globale ou de son refus ». Des rituels, anodins et banals en apparence, définissent la bonne distance entre les individus.C’est précisément à cause de cette rupture avec l’ordre de la nature qu’elle se situe étymologiquement du côté de la cité, qu’elle s’éloigne du monde du « paganus » (d’où sont dérivés aussi bien le paysan que le païen) pour se confondre avec l’urbanité. Brigitte Fichet, Geneviève Herberich-Marx& Freddy Raphaël <strong>Civilité</strong>, <strong>incivilités</strong> L’histoire du terme de civilité, depuis son origine latine puis en français dès la fin du XVI e siècle, nous renvoie à l’idée de sociabilité, à celle de savoir-vivre et à ses règles 2 . L’usage en semble être à la fois <strong>des</strong>criptif et normatif. Le savoir-vivre est en fait un savoir bien vivre comme en atteste le nombre de traités du même nom. La civilité se rapproche de la courtoisie – qui dicte les mœurs enviables de la cour – et de l’urbanité – qui décrit et prescrit celles de la ville – et se détourne de celles moins policées du militaire ou plus frustes du paysan (qu’il faudrait bien sûr civiliser). La civilité comporte donc aussi sa part d’exclusion. La civilité incite à se conformer au modèle de l’« honnête homme » du XVII e siècle, à celui de l’« homme de bien » ou du gentleman que prône T. H. Marshall 3 . En ce sens elle constitue un code de reconnaissance de l’autre, de sa dignité, de ce qui fait qu’il est digne d’être fréquenté, et donc de ce qu’il peut apporter comme reconnaissance de soi. Elle participe d’un système d’échange dans lequel se trouve partagée une idée de ce qui fait la valeur de l’autre dans une société donnée, de ce dont on le crédite, de ce qui y fait la teneur du lien social. Ainsi le sens de l’honneur, variable d’un groupe à l’autre, et sa vulnérabilité corrélative. Ainsi la nécessité de défendre l’honneur pour sauvegarder sa place dans le groupe et les valeurs du groupe : vendetta méditerranéennes, nif kabyle, exigence de respect chez les jeunes dits <strong>des</strong> cités… La politesse participe de « ces relations cachées créatrices du lien social » qui, sont requises pour construire une nation et l’inscrire dans la durée. Elle relève du politique si l’on définit ce dernier comme une relation de pouvoir, d’autorité et d’obéissance, qui s’établit « dans l’espace symbolique et culturel » de la société, dont elle assure la cohésion 4 . À l’attention portée à l’autre, qui définit la civilité, s’opposent soit l’indifférence et l’évitement, soit l’agressivité et la violence. Mais il faut bien reconnaître que la vertu pacificatrice <strong>des</strong> bonnes manières de se conduire avec soi-même et avec autrui peut-être dévoyée jusqu’à devenir un simulacre qui masque la brutalité du rapport entre les dominants et les dominés. Elle relève alors de l’hypocrisie et de la stratégie fallacieuse. Cependant, on peut s’interroger sur le véritable culte de la sincérité qui s’affirme dans la société de la modernité. Au nom de la spontanéité et de l’authenticité, celui-ci privilégie et légitime l’affirmation sans limite de la subjectivité, voire de l’égoïsme dévastateur. Ne pourrait-on le mettre en relation avec le culte de la transparence, qui, depuis les utopies du XVIII e siècle jusqu’aux totalitarismes contemporains favorise au nom de la clarté et de l’égalité le contrôle de tout un chacun par un système panoptique ? Les formes de la civilité qui régulent une société ne sauraient être définies une fois pour toutes. Destinées à conjurer la colère, la brutalité, et la violence, elles obéissent à un code qui se redéfinit, en une dynamique continuée, selon le contexte social, culturel, politique propre à chaque époque. Mais ce système de valeurs et de pratiques ne peut se perpétuer que si les instances de socialisation, la famille, l’école, les groupes d’égaux… le pérennisent. Il y a une pédagogie de la civilité, et dans cette perspective, il convient de mentionner le rôle majeur qu’a joué en France, à la fin du XIX e et au début du XX e siècle, l’École républicaine. La société policée constitue un champ d’interrelations, traversé de multiples tensions, toujours en équilibre précaire. Elle se heurte à l’action de sape de forces vives, qui développent une culture de « la réticence », voire de l’insoumission. Le risque est grand, cependant, lorsque la fracture sociale se creuse, que le tissu collectif ne s’effiloche, et que l’emportent l’incivilité, l’affrontement, et la désobéissance. La politesse qui, selon chaque circonstance, définit la bonne distance de la relation à l’autre, sa prise en considération mais aussi le respect de son individualité, permet de préserver le for intérieur. Il y a parfois plus d’engagement vrai dans la réserve et la retenue que dans la familiarité affichée. Celui qui a intégré une culture qui condamne l’abandon à l’impulsion peut parvenir non seulement à l’aisance mais à une véritable élégance dans son rapport à autrui. Dans cette perspective on peut évoquer avec Alain (Propos sur le bonheur), une « esthétique de la civilité ». La civilité c’est aussi la reconnaissance par l’homme de ses limites et de son incomplétude. Le respect de l’autre peut se fonder sur ce sens de l’inachèvement et d’une commune insuffisance. D’où son affinité avec l’humour, qui est « la politesse du désespoir ». Elle rend notre présence aux autres moins rigide et moins dogmatique. La civilité ou la légèreté d’être. 1. Robert Muchembled, La Société Policée, Paris, Seuil, 1998, p. 346. 2. Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1993. 3. Thomas Marshall, Citizenship and Social Class, Cambridge, 1950. 4. Thomas Marshall, op. cit., p. 10. 7