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Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

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gion, un chemin que nous nous sommes<br />

tracés. Ce mouvement nous laisse beaucoup<br />

de liberté avec <strong>des</strong> instruments<br />

faciles, à notre portée ». C’est aussi une<br />

manière de répondre à la confusion, au<br />

brouillage <strong>des</strong> analyses <strong>des</strong> politiques<br />

qui, selon certains graffeurs, ne permet<br />

pas d’identifier les problèmes. Pour lui,<br />

les jeunes <strong>des</strong> quartiers, ce n’est pas une<br />

affaire <strong>des</strong> origines mais une affaire de<br />

classes <strong>sociales</strong>. On appartient à la même<br />

classe sociale.<br />

« Nous ne sommes pas sûrs d’être<br />

complètement acceptés. Nous sommes<br />

<strong>des</strong> gens qui ne sont pas l’élite et qui font<br />

<strong>des</strong> choses pour le peuple. C’est notre<br />

manière de faire de la politique. C’est<br />

comme un jet violent. Cela sort. »<br />

Le souci d’un <strong>des</strong> membres fondateurs<br />

du groupe est d’éviter tout dogmatisme<br />

par rapport au rassemblement hip-hop, il<br />

ne se soucie pas <strong>des</strong> étiquettes, ou de parler<br />

à tort et à travers. Ce qui le rend mal<br />

à l’aise, ce sont les institutions qui<br />

essaient de canaliser le hip-hop sous<br />

forme de récupération du mouvement<br />

« Je ne souhaite pas endosser le rapport<br />

mal assumé <strong>des</strong> institutionnels au<br />

colonialisme, » dit-il. Un artiste n’est pas<br />

un acteur social. Il apporte son témoignage<br />

d’artiste sans parler d’intégration<br />

ou de noyau dur, de « hard core ». Sa<br />

contestation politique est dans un travail<br />

graphique sur la ville quelle que soit sa<br />

98 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, <strong>incivilités</strong><br />

forme : fresques, BD, graphismes de CD,<br />

interventions sur les murs, comman<strong>des</strong><br />

publiques.<br />

« Plutôt que d’aller saloper les murs,<br />

faire <strong>des</strong> fresques, ça met un autre regard<br />

sur moi-même. Je trouve ça plus<br />

constructif. Je veux <strong>des</strong> bonnes images,<br />

un travail bien cadré. Peindre sur un<br />

grand mur, ça va le sacraliser comme les<br />

affiches d’un personnage politique, cela<br />

représente une importance dans la ville ;<br />

qu’on a du pouvoir. Un pouvoir politique,<br />

un pouvoir d’expression avec <strong>des</strong> moyens<br />

différents. Ca va dans le même sens. Ca<br />

va sacraliser le mur ».<br />

Redonner par l’art du sens au politique,<br />

occuper les murs au même titre que<br />

les affiches <strong>des</strong> candidats en campagne,<br />

telle est la revendication de ce graffeur.<br />

Pour lui, le politique semble encore du<br />

ressort de l’espace public mais aussi du<br />

sacré. Donner une place dans l’espace<br />

public à <strong>des</strong> jeunes « qui ressentent la<br />

formidable résistance de notre société à<br />

assumer son histoire, son ambivalence à<br />

exiger les devoirs inhérents à la nationalité<br />

française sans en donner complètement<br />

les droits » comme l’écrit David Le<br />

Breton. 27<br />

Et sur le choix <strong>des</strong> personnages dans<br />

ses fresques : « On m’a souvent reproché<br />

que je <strong>des</strong>sinais <strong>des</strong> gens trop basanés,<br />

malheureusement pour eux, je <strong>des</strong>sine <strong>des</strong><br />

gens que je vois dehors dans la rue.<br />

Quand je prends le tram, y a pas que <strong>des</strong><br />

Alsaciens, il n’y a pas que <strong>des</strong> Alsaciens<br />

dans le quartier, je <strong>des</strong>sine les gens que je<br />

vois. Je ne trouve pas qu’il y ait un problème<br />

par rapport à cela. Il y a <strong>des</strong> gens<br />

qui sont focalisés là <strong>des</strong>sus ».<br />

Dans ces propos sont posés les questions<br />

du rapport de l’art à la politique, <strong>des</strong><br />

relations entre le politique, l’espace<br />

public et le sacré, ainsi que du dialogue<br />

entre l’artiste et son spectateur, puisque la<br />

population qui regarde son travail a du<br />

mal à accepter que soit ainsi représentée<br />

sa propre réalité, celle de la pluralité culturelle<br />

dans laquelle nous vivons.<br />

« Il ne faut pas s’habituer, il faut<br />

changer les murs gris et les repeindre. On<br />

fait changer le décor, on met de la lumière,<br />

du mouvement pour éviter le côté figé<br />

de la ville ».<br />

Les tags, les graffitis sont sans doute<br />

perçus comme <strong>des</strong> signes d’insécurité,<br />

d’incivilité, une menace potentielle. Ne<br />

faut-il pas aussi les considérer comme <strong>des</strong><br />

signes marquant l’altérité, la différence,<br />

qui sont sans doute l’expression de la<br />

dégradation <strong>des</strong> échanges sociaux, de la<br />

disparition <strong>des</strong> repères politiques mais<br />

aussi traduisent le désir de retrouver un<br />

territoire, de signer sa révolte, son identité,<br />

de colorer la grisaille <strong>des</strong> villes et de<br />

s’inscrire dans <strong>des</strong> temps novateurs ?<br />

Fresque murale du graffeur Mahon, quartier<br />

de l’Elsau, Strasbourg, 1996 : « Le hiphop,une<br />

manière de construire ». Photographie<br />

Anny Bloch<br />

Anny Bloch Les faça<strong>des</strong> de la désobéissance<br />

Notes<br />

1. Cet article fait suite à une communication<br />

au colloque « La rue et ses figures: un<br />

bilan pour l’an 2000 », Université Toulouse<br />

- Le Mirail, 22-25 novembre 2000,<br />

colloque organisé par Jeanne Brody (souspresse<br />

2002).<br />

2. Tag: productions brèves, plus ou moins<br />

lisibles, en traits simples et d’une seule couleur<br />

en général, correspondant à la signature<br />

qui prend la forme d’un pseudonyme.<br />

Graff: lettrage selon un tracé plus ou moins<br />

complexe en double ligne avec espace intérieur,<br />

extérieur, identification d’un groupe<br />

ou d’un graffeur et de son savoir-faire.<br />

Fresques : productions et compositions<br />

avec lettrages et personnages traduisant les<br />

formes de violence ou l’environnement de<br />

la vie urbaine.<br />

3. Voir l’ouvrage <strong>des</strong> deux psychosociologues,<br />

Marie-Lise Felonneau et Stephanie<br />

Busquets, Tags et grafs, les jeunes à la<br />

conquête de la ville, Paris, L’Harmattan,<br />

2000, notamment le chapitre Tags, insécurité,<br />

<strong>incivilités</strong>, pourquoi avons nous<br />

peur <strong>des</strong> tags? p. 19-45.<br />

4. Notre enquête de type anthropologique sur<br />

les tags, graffitis, fresques murales est la suite<br />

de l’étude sur le mouvement hip-hop, voir,<br />

« Journal de bord sociologique, la culture<br />

hip-hop, langage urbain d’intégration sociale<br />

», Ministère de la Culture et de la communication,<br />

DRAC Alsace, 2000, 45 pages,<br />

et de travaux sur « Les figures de l’accueil:<br />

Regards croisés sur les nouvelles cultures<br />

urbaines: processus d’intégration et de<br />

restructuration <strong>des</strong> jeunes » (en collab. avec<br />

Boualem Ayad), Avancées, Strasbourg, Maison<br />

<strong>des</strong> Sciences de l’Homme, 12 pages (à<br />

paraître 2001) dans le cadre du séminaire<br />

dirigé par Freddy Raphaël sur la notion et les<br />

pratiques de l’accueil.<br />

Les terrains choisis sont les villes de Strasbourg,<br />

Toulouse et San Francisco. L’étude<br />

plus spécifique sur les fresques murales se<br />

veut être une comparaison entre la généalogie<br />

<strong>des</strong> fresques dans les villes de Californie,<br />

les mouvements sociaux qui la sous-tendent,<br />

et celle <strong>des</strong> fresques issues du mouvement<br />

hip-hop dans les villes françaises. Cette<br />

étude a débuté en septembre 2000 à San<br />

Francisco avec les travaux sur les murs de<br />

Diego Rivera et du Public Art Project <strong>des</strong><br />

années 1930 qui précèdent le programme<br />

social et artistique WPA, Work Progress of<br />

Art, programme social de soutien aux artistes<br />

sous l’ère du Président Roosevelt. Cf. Anny<br />

Bloch, Expression murale <strong>des</strong> mouvements<br />

sociaux (Strasbourg-San Francisco), Cultures<br />

et sociétés, 25, 2002.<br />

5. Entretien du 15/11/2000 avec le service de<br />

propreté de la Communauté Urbaine de<br />

Strasbourg qui réunit 27 communes.<br />

6. Nous avons pu au cours d’une conférence<br />

donnée sur les tags (CEMRIC, Strasbourg,<br />

décembre 2000) rencontrer <strong>des</strong> jeunes étudiants<br />

d’arts graphiques ayant travaillé sur<br />

<strong>des</strong> murs à la Laiterie (Centre européen de<br />

la Jeune Création) à Strasbourg en mai 1998<br />

pour la Fête de la Musique, ainsi que sur les<br />

murs du Centre autonome <strong>des</strong> jeunes,<br />

Molodoï, juste pour l’expérience graphique.<br />

Je pense notamment à la graffeuse Camille<br />

et plus tard à Toulouse, à Corail, graffeur<br />

et étudiant en arts graphiques.<br />

Les fresques murales (mais pas nécessairement<br />

les tags et les graffs) sur les murs de<br />

l’Université Marc Bloch à Strasbourg sont<br />

le travail d’étudiants d’arts graphiques<br />

(entretien avec l’un de leurs professeurs). A<br />

l’Université Toulouse le Mirail, ce sont <strong>des</strong><br />

graffeuses professionnelles qui ont été sollicitées<br />

pour réaliser une fresque à l’entrée<br />

du campus.<br />

7. Voir l’ouvrage de Sandra Bévillard, Comprendre<br />

les jeunes, ruptures et émergence<br />

d’une nouvelle culture, éd. chronique sociale,<br />

1998 et l’article, « Patience et respect »,<br />

Cultures en mouvement, dossier « Les<br />

jeunes ont-ils la haine ? », n° 11,<br />

octobre 1999, p. 12-13.<br />

8. Alain Milon, L’Etranger dans la ville, Paris,<br />

Puf, 1999.<br />

9. Voir Sandra Sébillard, Cultures en mouvement,<br />

article cité. Nous retrouvons dans ces<br />

lignes les propos du sociologue urbain<br />

américain Richard Sennett, qui souligne la<br />

nécessité de l’anarchie, de la diversité et du<br />

désordre créateur dans la société urbaine:<br />

Les usages du désordre, Identité de la personne<br />

et vie urbaine, New York, Londres,<br />

Norton, 1970<br />

10.Dubet, La galère, jeunes en survie, 1987 et<br />

M-L Felonneau, S. Busquets, op. cit., p. 32.<br />

11.Entretien avec Mahon, peintre graffeur, le<br />

2/09/2000, Strasbourg.<br />

12.Entretien avec Wanda, rappeuse, quartier de<br />

l’Elsau (Strasbourg) le 14/9/2000, qui fait<br />

actuellement une carrière de rappeuse en<br />

Allemagne et en France.<br />

13.Cité par David Le Breton, en référence à A.<br />

Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Paris,<br />

Odile Jacob, 1998, in Penser la mutation<br />

(sous la dir. d’Armand Touati), Cultures en<br />

Mouvement, 2001, p. 114.<br />

14.Mouvement, Dossier Hip-hop, les pratiques,<br />

les marchés, la politique, Paris, éd.<br />

La Découverte, Darco, Mode 2, le graff au<br />

fil du rasoir, p. 13, 1999.<br />

15.Barbara Drucker, dossier de psychosociologie<br />

de l’espace, Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />

<strong>sociales</strong>, Université Marc Bloch, Strasbourg,<br />

1997, p. 4/8. Merci à Barbara Drucker<br />

de m’avoir donné de précieuses indications<br />

sur son travail.<br />

16. David Le Breton, Les passions du risque,<br />

Paris, éd. Métailié, 1°éd.1991, éd. 2000,<br />

p. 97.et p. 104.<br />

17. Felonneau, Busquets, op. cit. p. 69.<br />

18. C’est le cas pour la ville de Toulouse où le<br />

graff constitue un phénomène ancien. Plusieurs<br />

générations de graffeurs existent déjà.<br />

L’office du Tourisme en juillet 2001 a organisé<br />

une visite guidée <strong>des</strong> fresques murales<br />

dans la ville.<br />

19. Voir le texte sur la définition du rap par<br />

Richard Shusterman: « Pragmatisme, post<br />

modernisme et autres débats », in Mouvements,<br />

Paris, éd. la Découverte, 1999, p. 69-<br />

76 et son ouvrage, L’art à vif. La pensée pragmatiste<br />

et l’esthétique populaire, Paris, éd. de<br />

Minuit, 1992.<br />

20. Hugues Bazin, « La culture hip-hop », Paris,<br />

Desclée de Brouwer, 1995,<br />

21. Exposition « Paroles urbaines », Strasbourg,<br />

La Laiterie: espace culturel de marges où une<br />

vingtaine de graffeurs connus dont l’américain,<br />

Sharp, le groupe Alphabétik, réalisent et<br />

exposent leurs graffs en 1996.<br />

22. Hugues Bazin, « La culture hip-hop » p. 172<br />

et entretien avec <strong>des</strong> graffeurs toulousains qui<br />

préparent longuement leurs maquettes avant<br />

de travailler sur les murs et achètent un<br />

nombre impressionnant de bombes pour<br />

avoir le choix <strong>des</strong> couleurs (mars-juin 2001).<br />

23. « Les Dernière Nouvelles d’Alsace »,<br />

20 octobre 2000, Dossier, « L’autre planète<br />

hip-hop », pages locales, p. 5.<br />

24. À Toulouse, quatre femmes connues sont<br />

graffeuses, Kat, Plume, Fafi, Lus et Vanessa.<br />

Voir à ce propos leur position et leur statut,<br />

leur itinéraire et les raisons de leur travail dans<br />

le mémoire de licence de sociologie de Stéphanie<br />

Grousset, dirigé par Françoise-Paule<br />

Lévy, Le fillisme ou ces toulousaines qui graffent<br />

leur mur. Toulouse, juillet 2001.<br />

25. Felonneau, Busquets, op., cit, p. 49.<br />

26. Nous considérons ce mouvement de confrontations<br />

internationales et d’ouverture <strong>des</strong><br />

frontières comme l’élaboration de nouvelles<br />

routes culturelles européennes et transatlantiques,<br />

comme un désir de faire connaître ces<br />

différents groupes sur la scène internationale.<br />

Cette tendance est davantage prononcée<br />

dans la musique rap où deux groupes du rap<br />

de Stuttgart ont invité <strong>des</strong> rappeurs marseillais,<br />

parisiens, et la chanteuse rap strasbourgeoise,<br />

Wanda Melouki à se produire sur<br />

la scène allemande. L’ensemble vient de produire<br />

un CD, French Connection. On peut à<br />

travers cette culture urbaine voir se <strong>des</strong>siner<br />

de nouvelles formes de collaboration francoallemande<br />

mobilisant <strong>des</strong> salles entières de<br />

jeunes allemands pour un rap chanté en français.<br />

27. David Le Breton, Une violence à l’autre, Cultures<br />

en mouvement, 11, octobre 98, p. 26-30.<br />

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