Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales
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Confiance et sociabilité<br />
C ette<br />
incertitude, ce doute sur la<br />
confiance, préalable à toute entrée<br />
en relations, est un <strong>des</strong> grands problèmes<br />
interhumains et sociaux, dont les<br />
sociologues, à ma connaissance, s’occupent<br />
trop peu. » Ainsi s’exprimait P. Veyne<br />
en 1996 dans un colloque consacré à<br />
l’œuvre de J. Elster 1 . Il soulignait la place<br />
cardinale de l’incertitude dans les relations<br />
<strong>sociales</strong> et avec l’humour qu’on lui<br />
connaît indiquait que dans la mythologie<br />
grecque l’inquiétude sur qui est qui s’est<br />
trouvé <strong>des</strong> para<strong>des</strong> agréables. Voyant<br />
qu’Ulysse a déjoué toutes ses ruses la<br />
magicienne Circé lui dit : « remets ton<br />
épée au fourreau et montons sur mon lit,<br />
afin que devenus amants nous puissions<br />
désormais nous fier l’un à l’autre ».<br />
Pince-sans-rire il ajoute qu’en ce sens « la<br />
praxéologie de la confiance pourrait aussi<br />
concerner les gender studies ». Gender<br />
studies iréniques, ajouterai-je, puisque<br />
c’est la femme qui fait les premiers pas et<br />
ainsi exonère de tout soupçon trop prononcé<br />
de domination masculine.<br />
L’exemple emprunté à la mythologie<br />
indique un état d’abandon et de remise de<br />
soi sans calcul, qui caractérise selon Simmel<br />
et Benveniste la confiance, foi et<br />
credo. En effet, pour ce dernier, dans le<br />
vocabulaire <strong>des</strong> institutions indo-européennes<br />
« le même cadre apparaît dans<br />
toute manifestation de confiance : confier<br />
quelque chose (ce qui est un emploi de<br />
credo), c’est remettre à un autre, sans<br />
114 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, <strong>incivilités</strong><br />
considération du risque, quelque chose<br />
qui est à soi, qu’on ne donne pas pour <strong>des</strong><br />
raisons diverses, avec la certitude de<br />
retrouver la chose confiée. C’est le même<br />
mécanisme, pour une foi proprement religieuse<br />
et pour la confiance en un homme,<br />
que l’engagement soit de paroles, de promesses<br />
ou d’argent » 2 . Il faut bien saisir<br />
qu’il y a sans aucun doute risque, mais<br />
c’est une mise en parenthèse du risque<br />
qu’autorise la confiance, car avoir<br />
confiance c’est croire en… Croyance,<br />
risque, doute, assurance, crédibilité, crédit,<br />
anticipation, familiarité, savoir inductif,<br />
principe bayesien de sens commun,<br />
autant de termes qui sont associés à ce<br />
sentiment central pour l’établissement de<br />
relations <strong>sociales</strong> ainsi que pour leur<br />
maintien, et en même temps fuyant, labile,<br />
difficile à cerner.<br />
P. Veyne a amplement raison d’insister<br />
sur l’importance d’un tel sujet<br />
d’étu<strong>des</strong>, par contre ses appréciations<br />
sur la sociologie doivent donner lieu à<br />
un jugement plus balancé. Il se trompe,<br />
puisque la confiance a été une catégorie,<br />
comme je vais le montrer, qui, depuis<br />
notamment G. Simmel et M. Weber, stimule<br />
l’imagination sociologique ; et raison,<br />
dans la mesure où les recherches sur<br />
les sentiments psychosociaux, dont la<br />
confiance, ont ensuite été négligées,<br />
voire ont subi une double condamnation<br />
d’être psychologiques pour les sociologues<br />
purs et durs, de relever d’un<br />
PATRICK WATIER<br />
Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales “Cultures et<br />
sociétés en Europe” (UMR du CNRS 7043)<br />
Université Marc Bloch, Strasbourg<br />
watier@umb.u-strasbg.fr<br />
échelon microscopique donc secondaire<br />
pour les sociologues structuraux. Sans<br />
doute que <strong>des</strong> clarifications sont nécessaires,<br />
mais cela ne doit pas empêcher de<br />
voir qu’avant les récents travaux de Luhmann<br />
et de Giddens, elle a déjà été<br />
abordée.<br />
On peut regretter le relatif désintérêt de<br />
la sociologie : N. Luhmann 3 considère, de<br />
manière plus précise que P. Veyne, que ni<br />
les auteurs classiques, ni les sociologues<br />
modernes n’ont utilisé le terme dans un<br />
contexte théorique. Dès lors son usage<br />
nécessite une clarification <strong>des</strong> dimensions<br />
dans lesquelles il est utilisé. Il faut<br />
distinguer son emploi dans le cadre de la<br />
continuité de l’ordre moral et naturel, de<br />
son utilisation dans le cadre de la <strong>des</strong>cription<br />
de la compétence technique <strong>des</strong><br />
acteurs dans leurs rôles, d’une part, et de<br />
leurs obligations fiduciaires de l’autre. Je<br />
dirai, sans reprendre la distinction luhmanienne,<br />
qu’en effet la confiance envers<br />
les institutions, la confiance dans le fait<br />
que le facteur porte le courrier et ne le<br />
jette pas à la décharge, la confiance dans<br />
les engagements économiques, ou encore<br />
la confiance dans une autre personne<br />
dans le cadre de relations amicales ou<br />
amoureuses ne sont peut être pas du<br />
même type et qu’il faut explorer les attitu<strong>des</strong><br />
et conduites qui peuvent être rassemblées<br />
sous ce terme. La confiance<br />
semble jouer dans <strong>des</strong> situations qui valorisent<br />
l’expectation rationnelle ou la foi,<br />
Patrick Watier Confiance et sociabilité<br />
se situer sur un axe dont les deux bornes<br />
seraient le calcul rationnel et l’émotion,<br />
l’anticipation stratégique et la fusion<br />
aveugle. Si la tradition sociologique a<br />
manqué parfois de distinguo, elle a néanmoins<br />
eu le mérite d’éviter une direction<br />
que n’hésitent pas à emprunter <strong>des</strong> théoriciens<br />
radicaux du rational choice qui se<br />
font fort de montrer que la confiance est<br />
une notion sans intérêt, non seulement<br />
pour l’économie, mais également pour la<br />
plupart <strong>des</strong> relations <strong>sociales</strong>, lui allouant<br />
(mais c’est sans doute temporaire) une<br />
place confinée aux relations les plus<br />
intimes. Elle serait une notion écran<br />
comme on parle d’un souvenir écran et on<br />
pourrait sans scrupule avantageusement la<br />
remplacer par une saine appréciation d’un<br />
calcul d’opportunités, donc par un rapport<br />
coûts-bénéfices que les acteurs mettent<br />
réellement en œuvre. Pourquoi se masquent-ils<br />
à eux-mêmes le fonctionnement<br />
réel, en faisant référence à un tel sentiment,<br />
pourrait-on se demander ? Veulentils<br />
seulement enchanter un monde que les<br />
<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> et économiques vont<br />
avec leurs perspectives réductrices et discrédidantes<br />
éclairer dans sa froide nudité<br />
de rapports d’intérêts, ou bien tentent-ils<br />
de cerner avec ce mot un impondérable de<br />
la vie sociale qui lui donne sa plasticité et<br />
sa complexité ? En effet, un <strong>des</strong> attraits du<br />
concept de confiance, comme le remarque<br />
C. Offe 4 dans sa conclusion à l’ouvrage<br />
Vertrauen, tient à l’ampleur <strong>des</strong> champs<br />
dans lesquels il intervient : de la discussion<br />
quotidienne aux interactions courantes,<br />
<strong>des</strong> relations intimes et amicales à<br />
la relation qu’entretiennent vendeurs et<br />
clients, <strong>des</strong> relations entre générations à<br />
celles entre étrangers, parties et représentés,<br />
sans oublier son rôle dans la politique<br />
internationale. Il y a peu de<br />
concepts, sauf peut-être celui de pouvoir,<br />
à recouvrir autant de champs d’étu<strong>des</strong>.<br />
Remarquons aussi, que l’on prenne le<br />
point de vue de la théorie <strong>des</strong> systèmes ou<br />
celle à ras de terre (Froschperspective)<br />
<strong>des</strong> acteurs sociaux, que pour les deux la<br />
confiance a une valeur propre et qu’elle<br />
est préférable, quant à ses conséquences,<br />
à la méfiance.<br />
La remarque de P. Veyne s’applique<br />
sans doute mieux aux <strong>sciences</strong> économiques,<br />
car selon Bénédicte Reynaud 5 ce<br />
n’est qu’avec K. Arrow qu’elle est considérée<br />
comme « un important lubrifiant<br />
<strong>des</strong> rapports sociaux » et que l’on s’inté-<br />
resse à son rôle dans les échanges économiques.<br />
Cela étant, le recours à cette<br />
notion ne doit pas conduire à postuler la<br />
possibilité de relations altruistes : le fait<br />
qu’une interconnaissance existe et que les<br />
agents se référent à la confiance est à<br />
comprendre comme une pure et simple<br />
réduction d’incertitude autorisant l’anticipation<br />
d’un comportement honnête du<br />
partenaire. La confiance est une catégorie<br />
qui trouve facilement à s’intégrer dans<br />
le concept de capital social tel que l’entend<br />
J.-S. Coleman, elle autorise <strong>des</strong> relations<br />
d’influence: «la confiance que place<br />
un acteur en un autre est un exemple de<br />
ces relations permettant l’exercice de l’influence<br />
» 6 . C’est une forme de confiance<br />
limitée. Cette perspective souligne l’importance<br />
de relations personnelles<br />
concrètes et de réseaux de relations dans<br />
la création de la confiance. Ces relations<br />
créent <strong>des</strong> attentes réciproques et renforcent<br />
<strong>des</strong> normes à l’intérieur d’un groupe<br />
d’interconnaissance. En ce sens elle est<br />
une croyance collective qui repose sur <strong>des</strong><br />
contrôles croisés. Le capital social est un<br />
ensemble de ressources <strong>sociales</strong> qui fonctionnent<br />
comme un capital pour l’individu<br />
mais à l’encontre d’autres formes de<br />
capital, il est immatériel puisqu’il réside<br />
dans les structures de relation entre personnes.<br />
Les économistes ont donc tenté de<br />
spécifier le type de confiance propre à la<br />
vie économique et suivant un sociologue<br />
de l’économie on dira que « les relations<br />
<strong>sociales</strong>, plutôt que les arrangements institutionnels<br />
ou une moralité généralisée<br />
sont principalement responsables de la<br />
production de la confiance dans la vie<br />
économique. » 7 Bref, les réseaux sociaux<br />
d’interconnaissance ou encore les réseaux<br />
confessionnels, si on pense aux sectes<br />
protestantes étudiées par Weber aux États-<br />
Unis, fondent un sentiment de confiance<br />
entre partenaires. Racontant son séjour<br />
dans ce pays, M. Weber avait noté l’importance<br />
de l’appartenance confessionnelle<br />
dans la vie sociale et professionnelle<br />
qui « dépendent de relations durables et<br />
de la bonne réputation. » Ce sont donc<br />
<strong>des</strong> garanties de fiabilité que les sectes<br />
apportent, l’admission en leur sein donnant<br />
matière à enquête et à « recherches<br />
méticuleuses sur la conduite remontant<br />
jusqu’à la plus tendre enfance ‘disorderly<br />
conduct’, fréquentation <strong>des</strong> cabarets ?<br />
danse ? théatre ? jeux de hasard ? manque<br />
de ponctualité dans les paiements ? liber-<br />
tinage ?) » 8 . Bien entendu, ici on envisage<br />
la confiance selon un paradigme<br />
situant les individus dans <strong>des</strong> réseaux<br />
sociaux et l’on peut combiner construction<br />
<strong>des</strong> réseaux et constitution de la<br />
confiance à travers <strong>des</strong> échanges répétés.<br />
La confiance s’appuie sur <strong>des</strong> marqueurs<br />
de statut ou encore dépend de relations<br />
contractuelles, elle est en ce sens autant<br />
résultat de la coopération que condition de<br />
la coopération.<br />
Comment la société<br />
est-elle possible ? ■<br />
Cela étant, dans un monde d’étrangers<br />
ou de tels marqueurs symboliques peuvent<br />
être absents il semble bien qu’il<br />
faille faire appel à un sentiment de<br />
confiance plus large, fondé sur un<br />
ensemble de valeurs partagées. Que cet<br />
ensemble de valeurs soit en voie de disparition<br />
ou non est bien entendu une<br />
question fondamentale. Vivons-nous le<br />
passage d’un certain type de confiance lié<br />
à <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> de socialisation individuels<br />
et institutionnels particuliers, thème développé<br />
par Seligman, à d’autres formes ?<br />
C’est une question que je ne peux aborder<br />
dans les limites de cet article qui se propose<br />
plus mo<strong>des</strong>tement de signaler l’intérêt<br />
croissant pour ce thème dans la littérature<br />
et surtout dans la sociologie et la<br />
psychosociologie anglo-saxonnes. Un tel<br />
retour du thème de la confiance à l’intérieur<br />
de la réflexion sociologique souligne<br />
l’importance du problème posé de manière<br />
décisive par Simmel : comment la<br />
société est-elle possible, les associations<br />
sont-elles possibles ? Il est à mon sens<br />
erroné de vouloir, comme le font certains<br />
économistes, mettre entre parenthèses le<br />
savoir <strong>des</strong> individus sur les éléments psychosociaux<br />
qui président pour partie à la<br />
constitution <strong>des</strong> relations <strong>sociales</strong>, d’une<br />
part, et partir de l’hypothèse de relations<br />
calculatrices généralisées en économie<br />
puis étendre au social une telle conception,<br />
de l’autre. La procédure d’adiophorisation<br />
ne me semble pas la stratégie de<br />
connaissance la meilleure pour rendre<br />
compte tant <strong>des</strong> associations à l’état naissant<br />
que <strong>des</strong> relations stabilisées dans <strong>des</strong><br />
organisations ou <strong>des</strong> institutions, pas plus<br />
que celle qui fait du calcul intéressé le<br />
sésame de toutes les pratiques : ainsi<br />
O. Williamson 9 qui prétend que : « Cal-<br />
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