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Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

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Lu, à Lire<br />

Lu, à Lire<br />

160 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, <strong>incivilités</strong><br />

ALAIN BIHR<br />

La reproduction du capital.<br />

Prolégomènes à une théorie<br />

générale du capitalisme<br />

Lausanne, Page deux, 2001, 2 vol. 347<br />

p. et 359 p.<br />

Marx est-il encore d’actualité aujourd’hui,<br />

alors que l’effondrement <strong>des</strong><br />

régimes politiques qui s’en réclamaient a<br />

démontré l’échec de leur vision de l’économie<br />

et de la société, et que le capitalisme<br />

impose désormais son modèle triomphant<br />

à l’ensemble de la planète ? Alain<br />

Bihr fait le pari de répondre par l’affirmative<br />

: précisément, maintenant qu’ont disparu<br />

les systèmes moralement et politiquement<br />

discrédités du « socialisme<br />

réellement existant », qui prétendaient se<br />

confondre avec le marxisme (et étaient<br />

effectivement confondus avec lui), nous<br />

avons la possibilité de relire Marx, de le lire<br />

en fait, débarrassé de la masse <strong>des</strong> commentaires,<br />

hostiles ou adulateurs, qui obturaient<br />

l’accès direct à son œuvre.<br />

Car le capitalisme, précisément parce<br />

qu’il triomphe et qu’il s’étend sur toute la<br />

planète, imposant son fonctionnement à<br />

l’ensemble <strong>des</strong> sociétés humaines, pose le<br />

double problème <strong>des</strong> implications de ce<br />

devenir-monde du capital et de ce devenircapital<br />

du monde. Comment ne pas se<br />

donner les moyens théoriques d’une analyse<br />

de telles implications, et pour ce faire<br />

ne pas recourir à celui qui le premier a<br />

tenté la critique de l’économie capitaliste?<br />

On constate alors que les faiblesses de la<br />

théorie marxienne, qui ont notamment<br />

prêté à son dévoiement politique, sur lesquelles<br />

il faudra donc revenir, ont tendance<br />

à faire oublier que la théorie a jusqu’à<br />

présent, sur un siècle et demi, manifesté<br />

une capacité prédictive forte : Marx avait<br />

prévu la concentration du capital et les<br />

crises liées à ses contradictions. Il y a donc<br />

chez Marx du bon grain à moudre qu’il<br />

faut trier de l’ivraie.<br />

Alain Bihr entame ici cette (re)lecture<br />

de Marx qu’il présente comme n’étant que<br />

les prémisses d’un projet : développer<br />

une théorie générale du capitalisme, dont<br />

on peut imaginer (ces prémisses représentant<br />

tout de même 700 pages !) l’ambition.<br />

Il centre cette lecture sur le concept<br />

de reproduction du capital, qui lui sert de<br />

fil conducteur permettant d’aborder et de<br />

relier tous les autres concepts introduits<br />

par Marx. Ce dernier, en effet, constate<br />

que le capital se reproduit, mais c’est<br />

pour lui une donnée factuelle qu’il n’interroge<br />

pas ou peu : la reproduction est de<br />

la sorte un point à partir duquel l’unité de<br />

la critique marxienne de l’économie politique<br />

peut être aperçue, mais à partir<br />

duquel aussi les insuffisances de cette<br />

critique se révèlent et les raisons de son<br />

inachèvement s’expliquent.<br />

Weber déjà s’était insinué dans l’espace<br />

ouvert par cette insuffisance de la<br />

conception « psychologique », pourraiton<br />

dire, de Marx : comment les hommes,<br />

aussi bien les prolétaires que les capitalistes,<br />

se prêtent-ils au jeu qui permet au<br />

capital de se reproduire et de se développer<br />

? Les classes <strong>sociales</strong> semblent se<br />

contenter de jouer le rôle historique qu’on<br />

attend d’elles. Mais comment expliquer la<br />

conscience de classe, les phénomènes de<br />

solidarité, à partir d’un présupposé qui est<br />

que la socialité oppose <strong>des</strong> individus calculateurs<br />

conduits par leurs intérêts<br />

égoïstes ? La conception de l’individu<br />

reste chez Marx la même que celle que<br />

postulent Adam Smith et les économistes<br />

libéraux. Et de même, comment expliquer<br />

le comportement du capitaliste en tant que<br />

sujet ? Marx définit ce dernier comme<br />

« capital personnifié », mais la formule<br />

tient de la pirouette.<br />

Alain Bihr discerne alors peu à peu<br />

dans sa lecture (ce que confirment les<br />

thèmes de ses écrits qui font déjà suite à<br />

la publication de cet ouvrage, et auxquels<br />

nous nous référons aussi dans les lignes<br />

qui suivent) le concept clé qui permet à<br />

Marx de faire le lien entre phénomènes<br />

économiques et phénomènes individuels<br />

et sociaux : le fétichisme 1 . Les individus<br />

sont captifs d’une illusion qui leur fait<br />

conférer à <strong>des</strong> objets (une valeur, un<br />

métal précieux, la monnaie…) <strong>des</strong> qualités<br />

et <strong>des</strong> propriétés qui ne tiennent qu’à<br />

leur nature sociale. L’approfondissement<br />

de ce concept permettrait à une théorie du<br />

capitalisme de répondre ainsi à Weber et<br />

de le compléter, puisque de son côté, ce<br />

dernier a le même type de difficulté à<br />

passer, en sens inverse, <strong>des</strong> valeurs individuelles<br />

à l’explication <strong>des</strong> actions collectives.<br />

C’est tout le problème <strong>des</strong> relations<br />

entre niveaux micro et macro en<br />

sociologie.<br />

Mais ce travail reste à faire, car Marx<br />

n’a pas eu le temps d’y consacrer davantage<br />

que quelques développements épars,<br />

souvent jugés abscons. Il constate que la<br />

monnaie ne peut pas fonctionner sans la<br />

croyance dans sa valeur, mais une<br />

réflexion seulement amorcée sur ce phénomène<br />

de la fétichisation explique en<br />

grande partie les limites de l’analyse<br />

marxienne concernant un liant social tel<br />

que la confiance 2 , ou sa sous-estimation<br />

du rôle de l’État.<br />

Le fétichisme, dont le rôle central est<br />

ainsi révélé par l’étude de la reproduction<br />

du capital, se présente donc comme la<br />

pierre de touche d’une future théorie<br />

générale du capitalisme. C’est elle qui<br />

devrait permettre de rendre compte d’une<br />

partie <strong>des</strong> insuffisances de la théorie<br />

marxienne… peut-être d’ailleurs de la<br />

façon dont la théorie elle-même s’est<br />

trouvée fétichisée par Marx et ses épigones.<br />

On sait en effet que, de Hegel,<br />

Marx reprend la démarche qui consiste à<br />

partir de l’abstrait pour aller au concret.<br />

L’élaboration théorique, dans sa phase<br />

abstraite, a parfois été poussée jusqu’au<br />

point où elle a suscité le respect idolâtre<br />

du modèle et sa récupération par l’idéologie<br />

: Marx, plus que tout autre auteur, à<br />

prêté à sa propre totémisation. La téléologie<br />

de la théorie marxienne, en particulier,<br />

le fait qu’elle fixe un état futur du<br />

monde sous forme d’une promesse, a<br />

sans doute été à la fois l’un <strong>des</strong> facteurs<br />

principaux de son succès en tant qu’utopie<br />

et l’une de ses gran<strong>des</strong> faiblesses en<br />

tant que théorie.<br />

Certes, les utopies aussi sont <strong>des</strong> outils<br />

de la pensée: pour pouvoir penser le monde<br />

dans lequel nous vivons, il faut pouvoir<br />

imaginer qu’il n’est pas le seul monde possible.<br />

Et dans un monde étendu désormais<br />

aux limites de la planète, imaginer un avenir<br />

est l’une <strong>des</strong> rares manières d’imaginer<br />

un ailleurs. Dans l’ensemble de son travail,<br />

qui nous est connu par ailleurs, Alain Bihr<br />

a l’honnêteté intellectuelle de nous dire<br />

qu’il ne sait pas si le communisme est possible,<br />

mais qu’il pense et qu’il fait comme<br />

s’il l’était, car il estime, a contrario, que<br />

c’est la seule manière possible de penser :<br />

le monde n’est pensable que depuis un<br />

extérieur que la théorie nous permet de<br />

construire.<br />

Le capitalisme fut révolutionnaire historiquement,<br />

d’avoir favorisé l’émergence<br />

de l’individu. Aujourd’hui, il détruit ce<br />

même individu sur lequel il s’est<br />

construit, en brisant les ordres symboliques,<br />

les possibilités pour l’individu<br />

d’avoir une représentation globale et<br />

cohérente du monde et de lui-même, de<br />

ses actions et de ses motivations. Si donc<br />

le projet d’Alain Bihr est de s’attaquer, à<br />

travers le concept de fétichisme, à la<br />

question <strong>des</strong> rapport entre individu et<br />

capital, sans doute lui faudra-t-il éviter le<br />

piège de la pure abstraction, ne pas<br />

s’avancer caché derrière le géant Marx<br />

pour légitimer ses propres théories, mais<br />

également engager un travail de terrain :<br />

car l’approche du fétichisme, <strong>des</strong> rapports<br />

psychologiques individu-capital, suppose<br />

de se frotter de près à ce que les gens ont<br />

dans la tête.<br />

Il reste que, pour ce faire, les deux<br />

volumes de ces prolégomènes sont un solide<br />

et encourageant marchepied.<br />

Notes<br />

1. Voir dans ce même numéro l’article d’Alain<br />

Bihr.<br />

2. Voir dans ce même numéro l’article de<br />

Patrick Watier.<br />

Patrick Schmoll<br />

CNRS, Strasbourg<br />

YVONNE BOLLMANN<br />

La bataille <strong>des</strong> langues<br />

en Europe, Essai<br />

Paris, Bartillat, 2001, 175 pages<br />

Lu, à lire<br />

La bataille <strong>des</strong> langues en Europe a<br />

pour sous-titre « essai », mais « pamphlet<br />

» serait plus juste. L’auteur, Yvonne<br />

Bollmann, tire à boulets rouges sur la<br />

Charte européenne <strong>des</strong> langues régionales<br />

et minoritaires, dans laquelle elle<br />

voit un complot ourdi par l’Allemagne<br />

contre la France, avec la complicité du<br />

parti socialiste de Lionel Jospin et du<br />

Ministre de l’Education nationale, Jack<br />

Lang, qui considère l’allemand comme la<br />

langue régionale de l’Alsace.<br />

Dans le camp <strong>des</strong> justes il y a, bien isolée,<br />

la petite République française, une et<br />

indivisible, peuplée de citoyens libres et<br />

égaux. Seule contre tous, elle défend <strong>des</strong><br />

valeurs universalistes qui dérangent les<br />

autres. La défense <strong>des</strong> langues régionales<br />

n’est en réalité qu’une entreprise de subversion<br />

de l’État-Nation et elle vise la<br />

France au premier chef. La première victime<br />

toute désignée, serait l’Alsace-<br />

Moselle : elle sera réintégrée dans l’Allemagne<br />

sans l’avoir voulu, par le<br />

truchement de la politique européenne de<br />

coopération transfrontalière.<br />

Mais il y aurait plus grave encore :<br />

l’extrême droite allemande serait le chef<br />

d’orchestre clan<strong>des</strong>tin de cette politique<br />

européenne. L’auteur cherche à démontrer<br />

deux choses : D’abord, l’extrême<br />

droite allemande serait la tête de réseau<br />

<strong>des</strong> mouvements régionalistes d’Europe<br />

et elle aurait conquis <strong>des</strong> positions clés<br />

à Bruxelles. Ensuite, cette même extrême<br />

droite aurait infiltré les Verts allemands<br />

et dirigerait le pays dans<br />

l’ombre...<br />

Face à une « théorie du complot » aussi<br />

délirante, quelle est la réaction la plus<br />

appropriée : la critiquer, au risque de lui<br />

faire une publicité inutile, ou l’ignorer ?<br />

Je crois utile d’exprimer mon désaccord.<br />

L’accumulation de faits et de citations,<br />

sortis de leur contexte et interprétés à travers<br />

un prisme déformant, peut donner<br />

une impression fallacieuse de scientificité<br />

et ébranler <strong>des</strong> lecteurs non avertis.<br />

Pour être bref, je me place sur le même<br />

terrain que l’auteur, celui de la conviction.<br />

Je renvoie à d’autres publications pour<br />

une discussion <strong>des</strong> concepts de citoyen-<br />

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