Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales
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30<br />
la parole devant un auditoire en chair et<br />
en os. Les multiples possibilités offertes<br />
par les nouvelles technologies de communication,<br />
comme Internet, permettent<br />
d’éviter pratiquement toutes les occasions<br />
habituelles d’éprouver de l’anxiété<br />
sociale.<br />
On peut sur Internet s’adresser à <strong>des</strong><br />
inconnus sans aucune crainte, sans anxiété,<br />
puisque tout en étant là, acteur apparent<br />
d’une parole, on n’est pas là, physiquement<br />
absent et pouvant à tout moment<br />
s’extraire définitivement de l’interaction<br />
en cours. De très nombreuses personnes<br />
adorent ce genre de communication sans<br />
risque. Elle les soulage d’une angoisse et<br />
d’une anxiété qui serait autrement, pour<br />
certains d’entre eux, insupportable. Tous<br />
ces dispositifs ne contribuent que très peu<br />
à résoudre le problème de la prise de<br />
parole et d’une certaine façon laissent<br />
intact la question de l’anxiété, sorte de<br />
peur <strong>des</strong> autres retournée violemment<br />
contre soi-même.<br />
De l’inégalité sociale<br />
à la violence contre les autres<br />
Une deuxième forme de retour de la<br />
violence au sein même du processus de<br />
civilisation concerne ce que l’on appelle<br />
les « violences urbaines ». Un débat de<br />
société s’est installé en France depuis<br />
quelques années sur le thème de l’augmentation<br />
de la violence, voire sur son<br />
« déferlement ». La préoccupation croissante<br />
au sujet du développement de<br />
l’« insécurité » date du milieu <strong>des</strong> années<br />
soixante-dix en France et connaît de nouveaux<br />
développements à partir <strong>des</strong> années<br />
quatre-vingt-dix. Elle est devenue, on le<br />
sait, un <strong>des</strong> enjeux du débat politique, et<br />
au delà, puisque l’extrême droite en a fait<br />
son fond de commerce, en activant et en<br />
amplifiant un sous-thème permanent dans<br />
cette problématique (depuis le Moyen<br />
Âge !) : la xénophobie.<br />
Que faire aussi <strong>des</strong> tentations de voir<br />
dans les phénomènes de violences<br />
urbaines « accrues » et dans le développement<br />
<strong>des</strong> « <strong>incivilités</strong> », une inversion<br />
du processus de civilisation ? Cette question,<br />
qui nous ramène à l’époque<br />
contemporaine, mérite un peu d’attention.<br />
L’ouvrage de Laurent Mucchielli,<br />
Violences et insécurité, fantasmes et<br />
réalités dans le débat français, ainsi que<br />
les nombreux travaux de sociologues<br />
(publiés par exemple dans la revue<br />
Déviance et société), permettent de faire<br />
le point sur le sujet, en particulier sur les<br />
difficultés… à mesurer avec précision<br />
les phénomènes de violence. La plupart<br />
<strong>des</strong> statistiques dont nous disposons<br />
mesurent l’activité policière et judiciaire,<br />
c’est à dire les délits constatés, ayant<br />
fait l’objet d’un traitement et d’une<br />
plainte, et non la réalité directe de l’évolution<br />
de la délinquance. Seul chiffre à<br />
peu près fiable, compte tenu de la nature<br />
<strong>des</strong> faits : les homici<strong>des</strong>, qui n’augmentent<br />
guère dans le quart de siècle<br />
écoulé (on en compte actuellement environ<br />
un millier par an), alors qu’ils<br />
avaient considérablement et constamment<br />
baissé sur une plus longue période<br />
historique.<br />
S’il est difficile de saisir <strong>des</strong> variations<br />
à court terme dans l’évolution <strong>des</strong> phénomènes<br />
de violence, la plupart <strong>des</strong><br />
observateurs s’accordent pour constater la<br />
persistance, ad minima, de plusieurs types<br />
de violences : violence <strong>des</strong> jeunes entre<br />
eux (coups et blessures volontaires),<br />
notamment dans les « quartiers relégués<br />
», et violence constituée par l’atteinte<br />
aux biens (la violence étant constituée<br />
essentiellement par le vol lui-même).<br />
A propos de ce premier type de violence,<br />
Laurent Mucchielli remarque que<br />
« là est la véritable insécurité : celle <strong>des</strong><br />
jeunes eux-mêmes… un élève sur six<br />
estime que la violence est très présente<br />
dans son établissement… 6 à 9 % déclarent<br />
avoir été victimes de racket, 17 %<br />
déclarent avoir subi <strong>des</strong> violences physiques<br />
; 6 % <strong>des</strong> filles déclarent avoir<br />
subi <strong>des</strong> violences sexuelles » tout en<br />
notant que « les problèmes se concentrent<br />
dans certaines zones urbaines défavorisées<br />
» 39 où leur incidence est donc<br />
plus élevée que la moyenne.<br />
Ce tableau serait incomplet s’il ne<br />
mentionnait l’augmentation <strong>des</strong> violences<br />
contre les symboles de l’institution (bâtiments<br />
scolaires, autobus, etc.) et ses représentants<br />
(pompiers, policiers, gendarmes,<br />
contrôleurs et agents de sécurité). Rien<br />
n’indique pourtant que nous soyons au<br />
début d’une phase de retournement du<br />
processus de civilisation décrit par Elias.<br />
Au contraire même, la légère augmentation<br />
de la délinquance couplée avec une<br />
sensibilité plus grande de l’opinion sur ce<br />
sujet est sans doute le signe, quelque soit<br />
l’exploitation politique qui en est faite,<br />
d’une exigence normative maintenue,<br />
voire accrue, sur ce thème essentiel. On<br />
pourrait interpréter de la même façon les<br />
phénomènes liés à la corruption économique<br />
et politique: le fait qu’elle soulève<br />
tant d’émotion et de scandale est plutôt<br />
bon signe.<br />
Un paradoxe <strong>des</strong>tructeur<br />
La question est plutôt de savoir pourquoi<br />
une partie de la société considère<br />
que ces normes de civilisation ne les<br />
concerne pas, ou pourquoi ils n’y ont pas<br />
accès. Il n’est pas inutile, pour comprendre<br />
ce phénomène, de revenir à l’analyse<br />
sur une plus longue période. On<br />
remarquera avec Muchembled, que le<br />
processus de civilisation, s’il a joué à<br />
plein pour les « élites », a concerné<br />
d’une autre façon les masses rurales puis<br />
urbaines : « La civilisation <strong>des</strong> mœurs ne<br />
poussait nullement au partage par tous les<br />
sujets de l’ensemble <strong>des</strong> valeurs fondatrices<br />
de l’État. Elle fournissait certes un<br />
modèle, mais un modèle inaccessible<br />
pour la plupart <strong>des</strong> gens. Chacun était<br />
incité à s’en inspirer, tout en sachant que<br />
seule l’élite pouvait prétendre à y parvenir<br />
pleinement » 40<br />
On voit ainsi se mettre en place ce que<br />
l’historien appelle un « double standard<br />
de comportement » chez ceux qui sont<br />
obligés de suivre une norme générale et<br />
contraignante, tout en n’ayant pas tout à<br />
fait les moyens (culturels et économiques)<br />
de la comprendre et de l’observer.<br />
La diffusion <strong>des</strong> normes de la civilité<br />
s’est faite en suivant la pente <strong>des</strong> inégalités<br />
de toute nature dont notre société<br />
reste largement productrice. Là encore la<br />
question de la parole est centrale. On a<br />
remarqué jusqu’à plus soif à quel point<br />
les quartiers relégués étaient <strong>des</strong> espaces<br />
privés de toute possibilité de prise de<br />
parole. Ceux qui sont capables, culturellement<br />
et symboliquement, de la prendre,<br />
font en général défection, soit qu’ils quittent<br />
volontairement un environnement<br />
jugé trop difficile, soit qu’ils soient<br />
« aspirés » par <strong>des</strong> politiques d’emploijeunes,<br />
par un recrutement massif dans<br />
<strong>des</strong> professions liées à l’appareil de sécurité,<br />
ou par <strong>des</strong> politiques municipales<br />
visant à embaucher les personnes les<br />
plus actives dans l’animation sociale et<br />
culturelle.<br />
Philippe Breton Violence, prise de parole et processus de civilisation<br />
Restent donc dans les quartiers relégués<br />
ceux qui ne peuvent pas en sortir. Le<br />
sentiment d’« enfermement » est l’un <strong>des</strong><br />
plus vivement ressenti par ceux qui le<br />
vivent. Il est la traduction subjective de<br />
l’impossibilité sociale de faire « défection<br />
» ou d’utiliser la menace de défection<br />
comme augmentant les possibilités<br />
de prise de parole. Nous nous trouvons<br />
dans le quatrième cas décrit par Hirschman,<br />
celui <strong>des</strong> situations totalitaires ou<br />
<strong>des</strong> ban<strong>des</strong> criminelles. Justement !<br />
L’équation désormais est simple : sans<br />
possibilité de prise de parole et sans possibilité<br />
de défection, la violence reste le<br />
seul moyen d’exister. On peut tourner le<br />
problème dans tous les sens que l’on voudra,<br />
un paradoxe majeur s’est mis en<br />
place dès le début du processus de civilisation.<br />
En faisant de la « civilité » un<br />
signe de distinction dans un contexte de<br />
fortes inégalités <strong>sociales</strong>, on a coupé<br />
toute possibilité de son extension et de<br />
son universalisation. Mais, dans le même<br />
temps, l’exigence de civilité est universelle<br />
et on demande à tous de s’y conformer.<br />
Or celle-ci porte en elle, structurellement<br />
la nécessité d’une parole, c’est à<br />
dire, si l’on veut bien redéfinir le terme<br />
ainsi, d’une parole comme acte symétrique<br />
41 .<br />
On tourne donc en rond et personne<br />
ne s’étonnera que l’école, loin d’être<br />
conçue pour donner les moyens à tous de<br />
prendre la parole et de faire que cette<br />
parole puisse avoir un véritable potentiel<br />
de transformation sociale, fonctionne<br />
comme l’instrument de reproduction<br />
bien décrit par la sociologie. Pourquoi<br />
s’étonner dès lors que le processus de<br />
civilisation, que pourtant tous voudraient<br />
rejoindre (c’est là une <strong>des</strong> composantes<br />
fortes du paradoxe en question), soit le<br />
moins partagé du monde ? En somme, on<br />
lie les mains de celui qu’on somme<br />
d’apprendre à nager et on le jette à<br />
l’eau.<br />
Le retour de la violence que l’on peut<br />
constater n’invalide donc pas les avantages<br />
majeurs que le processus de civilisation<br />
décrit par Elias procure à une<br />
société qui recherche la justice et la douceur.<br />
Encore faut-il que la défection,<br />
comme comportement social, n’y soit<br />
pas trop encouragée pour les plus favorisés,<br />
ni barrée aux plus défavorisés, et<br />
que la prise de parole puisse jouer le rôle<br />
pacificateur qui est le sien.<br />
Notes<br />
1. Norbert Elias, La civilisation <strong>des</strong> mœurs,<br />
Calmann-Lévy, Paris, 1973<br />
2. Sans compter les gran<strong>des</strong> guerres et les<br />
génoci<strong>des</strong> qui ont transformé l’Europe et<br />
le monde au XX e siècle, pour reprendre<br />
l’expression de George Steiner, en « château<br />
de Barbe-Bleue ». Infirment-elles la<br />
thèse du « processus de civilisation »?<br />
Oui et non. Si l’on veut bien accepter par<br />
exemple que l’irruption et le déchaînement<br />
du nazisme en Allemagne, et de ses<br />
équivalents ailleurs, témoignent, comme<br />
le dit l’historien Arno Mayer, de la<br />
« contemporanéité du non-contemporain<br />
», plutôt que de l’« industrialisation »<br />
mise au service d’une barbarie d’un nouveau<br />
genre (comme le soutient Heidegger),<br />
alors ce processus est en partie sauf.<br />
Le nazisme est après tout une formidable<br />
régression dans l’univers féodal qui lui<br />
sert par ailleurs de référence idéologique<br />
majeure.<br />
3. Albert O. Hirschman, Défection et prise<br />
de parole, Fayard, Paris, 1995.<br />
4. Hirschman, page 19.<br />
5. Hirschman, page 54.<br />
6. Hirschman, page 167.<br />
7. Hirschman, page 174.<br />
8. Hirschman, page 168.<br />
9. Hirschman, page 168.<br />
10. Norbert Elias, page 92.<br />
11. Norbert Elias, page 117.<br />
12. Norbert Elias, page 326.<br />
13. Norbert Elias, page 336.<br />
14. Robert Muchembled, L’invention de<br />
l’homme moderne, culture et sensibilités<br />
en France du 15e au XVIII e siècle, Fayard,<br />
Paris, 1988, p. 455.<br />
15. Robert Muchembled, page 306.<br />
16. Giovanni Della Casa, Galatée, Quai Vol<br />
taire, Paris, 1988, Traduction par Alain<br />
Pons, page 91.<br />
17. Louis Dumont, Essai sur l’individualisme,<br />
une perspective anthropologique sur<br />
l’idéologie moderne, Essais, Paris, 1983.<br />
18. Robert Muchembled, page 235.<br />
19. Robert Muchembled, page 172.<br />
20. Robert Muchembled, page 136.<br />
21. Jean-Pierre Vernant, Les origines de la<br />
pensée grecque, PUF, Paris, 1962.<br />
22. Jacqueline de Romilly, La Grèce antique<br />
contre la violence, Éditions de Fallois,<br />
Paris, 2000, page 16 et 17.<br />
23. Jacqueline de Romilly, page 19.<br />
24. Robert Badinter, L’abolition, Fayard,<br />
Paris, 2000, page 95.<br />
25. Jacqueline de Romilly, page 50.<br />
26. Voir Philippe Breton et Gilles Gauthier,<br />
Histoire <strong>des</strong> théories de l’argumentation,<br />
Repères, La Découverte, Paris,<br />
2000.<br />
27. Cité par Jacqueline de Romilly, page 24.<br />
28. Présentation par Alain Pons de l’ouvrage<br />
de Giovanni Della Casa, page 13.<br />
29. Giovanni Della Casa, page 136.<br />
30. Giovanni Della Casa, page 74.<br />
31. Présentation par Alain Pons de l’ouvrage<br />
de Giovanni Della Casa, page 20.<br />
32. Présentation par Alain Pons de l’ouvrage<br />
de Giovanni Della Casa, pages 19 et 20.<br />
33. Présentation par Alain Pons de l’ouvrage<br />
de Giovanni Della Casa, page 24.<br />
34. Giovanni Della Casa, page 71.<br />
35. Christophe André, Patrick Légeron, La<br />
peur <strong>des</strong> autres, Trac, timidité et phobie<br />
sociale, Odile Jacob, Paris, 2000,<br />
page 147.<br />
36. Christophe André, Patrick Légeron,<br />
page 108.<br />
37. Christophe André, Patrick Légeron,<br />
page 24.<br />
38. Christophe André, Patrick Légeron,<br />
page 196.<br />
39. Laurent Mucchielli, Violences et insécurité,<br />
fantasmes et réalités dans le débat<br />
français, La Découverte, Paris, 2001,<br />
page 76.<br />
40. Robert Muchembled, page 9.<br />
41. Philippe Breton, Prendre la parole,<br />
La Découverte, Paris, (à paraître<br />
octobre 2002).<br />
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