Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales
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Lettre aux vandales<br />
ordinaires<br />
Chers vandales,<br />
Sans doute récuserez-vous le nom que je<br />
vous donne, le trouverez-vous excessif, et<br />
ne manquerez-vous pas de le confronter,<br />
pour en prouver la démesure, à bien<br />
d’autres actes autrement graves, voire<br />
meurtriers, que ceux que vous perpétrez<br />
vous-mêmes. Peut-être refuserez-vous jusqu’à<br />
ce faux adjectif dont je vous affuble,<br />
qui introduit dans mon adresse une dimension<br />
de tendresse dans laquelle vous ne verrez,<br />
avec quelque vraisemblance il est vrai,<br />
que mauvaise ironie. Qu’importe. Dans vos<br />
nuisances, je ne m’intéresse justement pas<br />
à ce qu’elles auraient d’exceptionnel, mais<br />
précisément au contraire: à leur banalité, à<br />
leur apparence de petites exactions ordinaires,<br />
à leur contribution à la médiocrité<br />
un peu amère et souvent découragée qui<br />
menace, si nous n’y prenons pas garde,<br />
notre petite quotidienneté.<br />
Que faites-vous en effet ? Rien dont<br />
vous vous sentez vraiment coupables. Car<br />
maculer <strong>des</strong> murs, y exprimer à la peinture<br />
<strong>des</strong> opinions ou <strong>des</strong> injures, dégrader du<br />
mobilier, contribuer à la détérioration de<br />
bâtiments ou d’équipements publics,<br />
répandre déjections ou mégots et jeter à<br />
terre ce dont on n’a plus l’usage, ce ne sont<br />
pas <strong>des</strong> crimes. Parfois, certains d’entre<br />
vous vont un peu plus loin: bris volontaire<br />
de portes vitrées, jet de pavés dans les<br />
fenêtres. Souvent, c’est apparemment<br />
moins grave encore : juste quelques négli-<br />
DANIEL PAYOT<br />
Président de l’Université<br />
Marc Bloch, Strasbourg<br />
gences, ou seulement un comportement<br />
par lequel vous marquez que vous ne vous<br />
souciez guère de l’existence d’autrui à vos<br />
côtés.<br />
Dans tous les cas, mon idée n’est pas de<br />
vous « diaboliser ». Ce serait vous accorder<br />
une importance que vous n’avez pas et<br />
surtout ce serait m’exposer au ridicule. Ma<br />
lettre vise plutôt à partager avec vous, si<br />
vous m’accordez quelque attention, les<br />
interrogations que suscite en moi le comportement<br />
dont vous êtes, parmi d’autres,<br />
<strong>des</strong> exemples. C’est un exercice difficile,<br />
peut-être vous en doutez-vous, et il comporte<br />
un piège dans lequel je ne voudrais<br />
pas tomber. Je ne voudrais pas reprendre,<br />
pour simplement l’inverser, l’opposition<br />
schématique dans laquelle certains d’entre<br />
vous se complaisent, de la liberté et du<br />
moralisme, de la jeunesse impatiente et de<br />
la sénilité peureuse. Je voudrais parler du<br />
vandalisme ordinaire autrement qu’en le<br />
dénonçant depuis une forteresse d’indignation<br />
outrée et d’idéologie de l’ordre.<br />
Car il ne s’agit vraiment pas de cela.<br />
Mais de quoi, alors ? Attendez encore un<br />
peu, je vais essayer de vous le dire.<br />
En tant que responsable d’un établissement<br />
public, je suis très souvent<br />
confronté à la banalité de l’incivilité. Parfois,<br />
comme tout le monde, j’en suis un<br />
témoin direct. Mais la plupart du temps, ça<br />
n’est pas de cette façon que j’en prends<br />
connaissance. Hier matin, par exemple,<br />
c’était par la présence inhabituelle devant<br />
Daniel Payot Lettre aux vandales ordinaires<br />
la porte de mon bureau de l’un <strong>des</strong><br />
ouvriers de l’université, un peintre. Son<br />
attitude m’inquiétait un peu, tant il était<br />
déprimé par le sentiment de travailler dans<br />
l’inutilité et l’absurdité, ayant à recouvrir<br />
régulièrement <strong>des</strong> inscriptions ou traces<br />
diverses d’une couche unie aussitôt désignée,<br />
le jour même ou dès la nuit suivante,<br />
comme support idéal pour de nouvelles<br />
traces et de nouvelles inscriptions. Le<br />
sentiment qui l’assaillait était celui d’une<br />
vacuité que, homme consciencieux, il<br />
n’appliquait pas seulement à son travail<br />
mais, d’une certaine manière (évidemment<br />
excessive), à toute son existence.<br />
Une autre fois, ce fut par une longue<br />
discussion avec une autre personne particulièrement<br />
attachée à son travail et aux<br />
lieux de son travail, l’un <strong>des</strong> concierges<br />
qui, par goût et parce qu’il pense que cela<br />
est de nature à améliorer l’environnement<br />
de tous les usagers, consacre une<br />
bonne partie de son temps libre à entretenir<br />
le petit jardin que nos bâtiments entourent.<br />
C’est lui qui a planté la plupart <strong>des</strong><br />
arbres et arbustes qui s’y trouvent, c’est<br />
lui qui a imaginé <strong>des</strong> circulations, <strong>des</strong>siné<br />
<strong>des</strong> allées, dégagé <strong>des</strong> espaces pour la<br />
conversation, le repos ou la rêverie. Il me<br />
confiait sa déception de voir régulièrement<br />
son œuvre dégradée et ses platesban<strong>des</strong><br />
envahies de cigarettes consumées,<br />
de papiers gras et de quelques autres<br />
objets plus ou moins identifiables. Il le<br />
faisait simplement, sans amertume, mais<br />
avec une sincérité lasse qui en disait long<br />
sur le sentiment d’échec qui l’accablait.<br />
Vous voyez, c’est de ce genre de choses<br />
que je parle. Pas de mort d’homme ni de<br />
déstabilisation concertée. Seulement de<br />
ces petites choses faites comme ça, le plus<br />
souvent dans l’insouciance, mais à propos<br />
<strong>des</strong>quelles il y a quelque part et en<br />
quelques-uns, ailleurs, loin de votre présence<br />
et de vos regards, du découragement,<br />
de l’écœurement, du dégoût, eux aussi<br />
ordinaires, quotidiens, banals.<br />
Je m’interroge sur la raison de ces<br />
réactions. Pourquoi n’arrivons-nous pas à<br />
admettre la banalité <strong>des</strong> faits qui les motivent,<br />
pourquoi n’en faisons-nous pas simplement<br />
une série de petites questions<br />
« techniques », l’histoire de quelques<br />
heures de réfection à prévoir et dont programmer<br />
la répétition régulière? Pourquoi<br />
ces hommes dont je parlais ne parviennent-ils<br />
pas à voir dans cette nécessité un<br />
travail comme un autre, ni plus ni moins<br />
pénible, ni plus ni moins efficace et pérenne<br />
qu’un autre ? La réponse, me semblet-il,<br />
se trouve dans la nature de leur<br />
conscience. Non pas seulement dans le<br />
fait qu’ils sont attachés au travail bien fait<br />
et à l’ordre, et pas même seulement parce<br />
que, comme tous ceux qui travaillent, ils<br />
aiment pouvoir s’approprier la finalité de<br />
ce qu’ils font, justifier à leurs propres<br />
yeux leurs gestes et leurs efforts par leurs<br />
effets utiles et par la contribution qu’ils<br />
apportent à l’entretien d’un état positif et<br />
vivable <strong>des</strong> lieux et objets dont ils ont la<br />
charge. Il y a tout cela. Il y a aussi, je<br />
crois, autre chose : une certaine idée de<br />
l’espace public et partagé, l’intuition que<br />
chacun de leurs gestes est précédé par une<br />
donnée première, une condition générale<br />
qui est collective.<br />
Sans doute est-ce là encore une distinction<br />
trop élémentaire, mais enfin, on<br />
pourrait faire un instant l’hypothèse que<br />
pour certains l’intérêt général et la dimension<br />
de la collectivité sont <strong>des</strong> choses qui<br />
viennent après l’individualité et sa libre<br />
expression, tandis que pour d’autres ils<br />
seraient là avant, préalablement à l’affirmation<br />
de l’individualité. Bien entendu, on<br />
devine quelles peuvent être les dérives de<br />
part et d’autre, et qu’une certaine<br />
asphyxie, une certaine fascination de la loi<br />
et de l’autorité, un certain mépris de la<br />
subjectivité constituent <strong>des</strong> déformations<br />
de la seconde attitude. Mais n’est-il pas<br />
aussi imprudent de confondre celle-ci<br />
avec ses versions excessives que de<br />
confondre l’expression subjective <strong>des</strong> personnalités<br />
individuelles avec les dérives<br />
individualistes et le mépris, pour ne pas<br />
dire plus, de toute forme de civilité ? Ce<br />
dont je parle est beaucoup plus simple. Il<br />
y a un monde avant moi, ce monde est<br />
l’une <strong>des</strong> conditions de ma liberté, ce<br />
monde est peuplé, il est régi de telle sorte<br />
qu’en principe il assure la vie et la liberté<br />
de ceux qui l’habitent; l’une <strong>des</strong> expressions<br />
de ce monde est une configuration<br />
de l’espace tel que cet espace, n’appartenant<br />
à personne en propre, n’étant en<br />
principe confisqué par personne, assure<br />
toutes les relations possibles et licites<br />
entre ceux qui y adviennent et le partagent.<br />
Je le dis avec <strong>des</strong> mots qui sont sans<br />
doute trop abstraits, mais je suis convaincu<br />
que ce qu’ils expriment maladroitement<br />
est aussi ce qui constitue le présupposé<br />
de fond, le socle de conscience <strong>des</strong><br />
personnes dont je parle, et qu’il est pos-<br />
sible d’expliquer ainsi leur désarroi. Bien<br />
au-delà de l’impression de gâchis et de<br />
négation de leur travail, il y a la déception<br />
profonde, radicale, difficilement dépassable<br />
sur le moment, de voir ce monde<br />
antérieur détruit, foulé aux pieds, ridiculisé.<br />
Ce n’est ni une opinion, ni un comportement<br />
qui se trouvent ainsi attaqués,<br />
mais la condition même de la socialité, et<br />
du sens que donne, à chaque geste et à<br />
chaque opinion individuels, le fait qu’ils<br />
sont précédés par ce monde commun. Le<br />
monde commun, l’espace public sont les<br />
lieux d’où le sens nous vient. Quand ils<br />
sont niés, c’est comme si le sens même<br />
nous était retiré, comme si le flux de l’advenue<br />
du sens était brusquement interrompu,<br />
et chacun se retrouve avec, dans<br />
toute sa tête et dans tout son corps, le goût<br />
amer de cette privation, chacun éprouve et<br />
a à surmonter l’impression d’être luimême,<br />
personnellement et intimement,<br />
vide de sens.<br />
Vous trouverez encore que j’exagère.<br />
Quoi ? Pour quelques petites inattentions,<br />
pour quelques traces ou taches, pour<br />
quelques éclats de verre, vous nous faites<br />
la leçon, mêlant morale et philosophie,<br />
montant sur vos grands chevaux officiels,<br />
institutionnels et professoraux !<br />
Vous êtes bien un représentant de cet<br />
ordre frileux dont vous aimeriez vous<br />
distinguer, et qui pourtant vous possède<br />
intégralement.<br />
Je vais peut-être vous surprendre (si<br />
vous êtes encore là et continuez à me lire,<br />
ce dont je doute) et, sinon finir par vous<br />
donner raison, du moins vous dire pourquoi<br />
le discours que je suis en train de<br />
tenir ne peut éviter totalement l’accusation<br />
de moralisme et d’attitude réactionnaire<br />
grincheuse. Car je parlais de piège<br />
tout à l’heure, et il se confirme. Toute<br />
parole qui rappelle l’existence de ce que<br />
j’appelle le monde antérieur commun, la<br />
communauté ou socialité comme conditions<br />
de possibilité de tout, y compris <strong>des</strong><br />
individualités ou singularités, ne peut<br />
aujourd’hui qu’être exposée à ce risque de<br />
passer pour une leçon barbante et conservatrice.<br />
Ce phénomène lui-même m’interroge<br />
beaucoup. Pourquoi en est-on<br />
arrivé là ? En partie, sans doute parce<br />
qu’en effet nous avons trop entendu de<br />
discours moralisateurs et défenseurs de<br />
l’ordre pour l’ordre et parce que nous<br />
avons gardé dans notre mémoire beaucoup<br />
d’exemples de l’effet inhibiteur,<br />
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