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Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

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78<br />

Lettre aux vandales<br />

ordinaires<br />

Chers vandales,<br />

Sans doute récuserez-vous le nom que je<br />

vous donne, le trouverez-vous excessif, et<br />

ne manquerez-vous pas de le confronter,<br />

pour en prouver la démesure, à bien<br />

d’autres actes autrement graves, voire<br />

meurtriers, que ceux que vous perpétrez<br />

vous-mêmes. Peut-être refuserez-vous jusqu’à<br />

ce faux adjectif dont je vous affuble,<br />

qui introduit dans mon adresse une dimension<br />

de tendresse dans laquelle vous ne verrez,<br />

avec quelque vraisemblance il est vrai,<br />

que mauvaise ironie. Qu’importe. Dans vos<br />

nuisances, je ne m’intéresse justement pas<br />

à ce qu’elles auraient d’exceptionnel, mais<br />

précisément au contraire: à leur banalité, à<br />

leur apparence de petites exactions ordinaires,<br />

à leur contribution à la médiocrité<br />

un peu amère et souvent découragée qui<br />

menace, si nous n’y prenons pas garde,<br />

notre petite quotidienneté.<br />

Que faites-vous en effet ? Rien dont<br />

vous vous sentez vraiment coupables. Car<br />

maculer <strong>des</strong> murs, y exprimer à la peinture<br />

<strong>des</strong> opinions ou <strong>des</strong> injures, dégrader du<br />

mobilier, contribuer à la détérioration de<br />

bâtiments ou d’équipements publics,<br />

répandre déjections ou mégots et jeter à<br />

terre ce dont on n’a plus l’usage, ce ne sont<br />

pas <strong>des</strong> crimes. Parfois, certains d’entre<br />

vous vont un peu plus loin: bris volontaire<br />

de portes vitrées, jet de pavés dans les<br />

fenêtres. Souvent, c’est apparemment<br />

moins grave encore : juste quelques négli-<br />

DANIEL PAYOT<br />

Président de l’Université<br />

Marc Bloch, Strasbourg<br />

gences, ou seulement un comportement<br />

par lequel vous marquez que vous ne vous<br />

souciez guère de l’existence d’autrui à vos<br />

côtés.<br />

Dans tous les cas, mon idée n’est pas de<br />

vous « diaboliser ». Ce serait vous accorder<br />

une importance que vous n’avez pas et<br />

surtout ce serait m’exposer au ridicule. Ma<br />

lettre vise plutôt à partager avec vous, si<br />

vous m’accordez quelque attention, les<br />

interrogations que suscite en moi le comportement<br />

dont vous êtes, parmi d’autres,<br />

<strong>des</strong> exemples. C’est un exercice difficile,<br />

peut-être vous en doutez-vous, et il comporte<br />

un piège dans lequel je ne voudrais<br />

pas tomber. Je ne voudrais pas reprendre,<br />

pour simplement l’inverser, l’opposition<br />

schématique dans laquelle certains d’entre<br />

vous se complaisent, de la liberté et du<br />

moralisme, de la jeunesse impatiente et de<br />

la sénilité peureuse. Je voudrais parler du<br />

vandalisme ordinaire autrement qu’en le<br />

dénonçant depuis une forteresse d’indignation<br />

outrée et d’idéologie de l’ordre.<br />

Car il ne s’agit vraiment pas de cela.<br />

Mais de quoi, alors ? Attendez encore un<br />

peu, je vais essayer de vous le dire.<br />

En tant que responsable d’un établissement<br />

public, je suis très souvent<br />

confronté à la banalité de l’incivilité. Parfois,<br />

comme tout le monde, j’en suis un<br />

témoin direct. Mais la plupart du temps, ça<br />

n’est pas de cette façon que j’en prends<br />

connaissance. Hier matin, par exemple,<br />

c’était par la présence inhabituelle devant<br />

Daniel Payot Lettre aux vandales ordinaires<br />

la porte de mon bureau de l’un <strong>des</strong><br />

ouvriers de l’université, un peintre. Son<br />

attitude m’inquiétait un peu, tant il était<br />

déprimé par le sentiment de travailler dans<br />

l’inutilité et l’absurdité, ayant à recouvrir<br />

régulièrement <strong>des</strong> inscriptions ou traces<br />

diverses d’une couche unie aussitôt désignée,<br />

le jour même ou dès la nuit suivante,<br />

comme support idéal pour de nouvelles<br />

traces et de nouvelles inscriptions. Le<br />

sentiment qui l’assaillait était celui d’une<br />

vacuité que, homme consciencieux, il<br />

n’appliquait pas seulement à son travail<br />

mais, d’une certaine manière (évidemment<br />

excessive), à toute son existence.<br />

Une autre fois, ce fut par une longue<br />

discussion avec une autre personne particulièrement<br />

attachée à son travail et aux<br />

lieux de son travail, l’un <strong>des</strong> concierges<br />

qui, par goût et parce qu’il pense que cela<br />

est de nature à améliorer l’environnement<br />

de tous les usagers, consacre une<br />

bonne partie de son temps libre à entretenir<br />

le petit jardin que nos bâtiments entourent.<br />

C’est lui qui a planté la plupart <strong>des</strong><br />

arbres et arbustes qui s’y trouvent, c’est<br />

lui qui a imaginé <strong>des</strong> circulations, <strong>des</strong>siné<br />

<strong>des</strong> allées, dégagé <strong>des</strong> espaces pour la<br />

conversation, le repos ou la rêverie. Il me<br />

confiait sa déception de voir régulièrement<br />

son œuvre dégradée et ses platesban<strong>des</strong><br />

envahies de cigarettes consumées,<br />

de papiers gras et de quelques autres<br />

objets plus ou moins identifiables. Il le<br />

faisait simplement, sans amertume, mais<br />

avec une sincérité lasse qui en disait long<br />

sur le sentiment d’échec qui l’accablait.<br />

Vous voyez, c’est de ce genre de choses<br />

que je parle. Pas de mort d’homme ni de<br />

déstabilisation concertée. Seulement de<br />

ces petites choses faites comme ça, le plus<br />

souvent dans l’insouciance, mais à propos<br />

<strong>des</strong>quelles il y a quelque part et en<br />

quelques-uns, ailleurs, loin de votre présence<br />

et de vos regards, du découragement,<br />

de l’écœurement, du dégoût, eux aussi<br />

ordinaires, quotidiens, banals.<br />

Je m’interroge sur la raison de ces<br />

réactions. Pourquoi n’arrivons-nous pas à<br />

admettre la banalité <strong>des</strong> faits qui les motivent,<br />

pourquoi n’en faisons-nous pas simplement<br />

une série de petites questions<br />

« techniques », l’histoire de quelques<br />

heures de réfection à prévoir et dont programmer<br />

la répétition régulière? Pourquoi<br />

ces hommes dont je parlais ne parviennent-ils<br />

pas à voir dans cette nécessité un<br />

travail comme un autre, ni plus ni moins<br />

pénible, ni plus ni moins efficace et pérenne<br />

qu’un autre ? La réponse, me semblet-il,<br />

se trouve dans la nature de leur<br />

conscience. Non pas seulement dans le<br />

fait qu’ils sont attachés au travail bien fait<br />

et à l’ordre, et pas même seulement parce<br />

que, comme tous ceux qui travaillent, ils<br />

aiment pouvoir s’approprier la finalité de<br />

ce qu’ils font, justifier à leurs propres<br />

yeux leurs gestes et leurs efforts par leurs<br />

effets utiles et par la contribution qu’ils<br />

apportent à l’entretien d’un état positif et<br />

vivable <strong>des</strong> lieux et objets dont ils ont la<br />

charge. Il y a tout cela. Il y a aussi, je<br />

crois, autre chose : une certaine idée de<br />

l’espace public et partagé, l’intuition que<br />

chacun de leurs gestes est précédé par une<br />

donnée première, une condition générale<br />

qui est collective.<br />

Sans doute est-ce là encore une distinction<br />

trop élémentaire, mais enfin, on<br />

pourrait faire un instant l’hypothèse que<br />

pour certains l’intérêt général et la dimension<br />

de la collectivité sont <strong>des</strong> choses qui<br />

viennent après l’individualité et sa libre<br />

expression, tandis que pour d’autres ils<br />

seraient là avant, préalablement à l’affirmation<br />

de l’individualité. Bien entendu, on<br />

devine quelles peuvent être les dérives de<br />

part et d’autre, et qu’une certaine<br />

asphyxie, une certaine fascination de la loi<br />

et de l’autorité, un certain mépris de la<br />

subjectivité constituent <strong>des</strong> déformations<br />

de la seconde attitude. Mais n’est-il pas<br />

aussi imprudent de confondre celle-ci<br />

avec ses versions excessives que de<br />

confondre l’expression subjective <strong>des</strong> personnalités<br />

individuelles avec les dérives<br />

individualistes et le mépris, pour ne pas<br />

dire plus, de toute forme de civilité ? Ce<br />

dont je parle est beaucoup plus simple. Il<br />

y a un monde avant moi, ce monde est<br />

l’une <strong>des</strong> conditions de ma liberté, ce<br />

monde est peuplé, il est régi de telle sorte<br />

qu’en principe il assure la vie et la liberté<br />

de ceux qui l’habitent; l’une <strong>des</strong> expressions<br />

de ce monde est une configuration<br />

de l’espace tel que cet espace, n’appartenant<br />

à personne en propre, n’étant en<br />

principe confisqué par personne, assure<br />

toutes les relations possibles et licites<br />

entre ceux qui y adviennent et le partagent.<br />

Je le dis avec <strong>des</strong> mots qui sont sans<br />

doute trop abstraits, mais je suis convaincu<br />

que ce qu’ils expriment maladroitement<br />

est aussi ce qui constitue le présupposé<br />

de fond, le socle de conscience <strong>des</strong><br />

personnes dont je parle, et qu’il est pos-<br />

sible d’expliquer ainsi leur désarroi. Bien<br />

au-delà de l’impression de gâchis et de<br />

négation de leur travail, il y a la déception<br />

profonde, radicale, difficilement dépassable<br />

sur le moment, de voir ce monde<br />

antérieur détruit, foulé aux pieds, ridiculisé.<br />

Ce n’est ni une opinion, ni un comportement<br />

qui se trouvent ainsi attaqués,<br />

mais la condition même de la socialité, et<br />

du sens que donne, à chaque geste et à<br />

chaque opinion individuels, le fait qu’ils<br />

sont précédés par ce monde commun. Le<br />

monde commun, l’espace public sont les<br />

lieux d’où le sens nous vient. Quand ils<br />

sont niés, c’est comme si le sens même<br />

nous était retiré, comme si le flux de l’advenue<br />

du sens était brusquement interrompu,<br />

et chacun se retrouve avec, dans<br />

toute sa tête et dans tout son corps, le goût<br />

amer de cette privation, chacun éprouve et<br />

a à surmonter l’impression d’être luimême,<br />

personnellement et intimement,<br />

vide de sens.<br />

Vous trouverez encore que j’exagère.<br />

Quoi ? Pour quelques petites inattentions,<br />

pour quelques traces ou taches, pour<br />

quelques éclats de verre, vous nous faites<br />

la leçon, mêlant morale et philosophie,<br />

montant sur vos grands chevaux officiels,<br />

institutionnels et professoraux !<br />

Vous êtes bien un représentant de cet<br />

ordre frileux dont vous aimeriez vous<br />

distinguer, et qui pourtant vous possède<br />

intégralement.<br />

Je vais peut-être vous surprendre (si<br />

vous êtes encore là et continuez à me lire,<br />

ce dont je doute) et, sinon finir par vous<br />

donner raison, du moins vous dire pourquoi<br />

le discours que je suis en train de<br />

tenir ne peut éviter totalement l’accusation<br />

de moralisme et d’attitude réactionnaire<br />

grincheuse. Car je parlais de piège<br />

tout à l’heure, et il se confirme. Toute<br />

parole qui rappelle l’existence de ce que<br />

j’appelle le monde antérieur commun, la<br />

communauté ou socialité comme conditions<br />

de possibilité de tout, y compris <strong>des</strong><br />

individualités ou singularités, ne peut<br />

aujourd’hui qu’être exposée à ce risque de<br />

passer pour une leçon barbante et conservatrice.<br />

Ce phénomène lui-même m’interroge<br />

beaucoup. Pourquoi en est-on<br />

arrivé là ? En partie, sans doute parce<br />

qu’en effet nous avons trop entendu de<br />

discours moralisateurs et défenseurs de<br />

l’ordre pour l’ordre et parce que nous<br />

avons gardé dans notre mémoire beaucoup<br />

d’exemples de l’effet inhibiteur,<br />

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