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Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

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ompre et à perturber les cours. Il y aussi<br />

l’esprit de groupe, notion indispensable<br />

pour essayer de comprendre, d’approcher<br />

la mentalité <strong>des</strong> élèves. L’importance à la<br />

fois pour eux de s’inscrire dans une communauté,<br />

un clan, une quasi tribu, et celle<br />

de se faire remarquer, au risque de s’en<br />

démarquer.<br />

Les comportements <strong>des</strong> jeunes apparaissent,<br />

par leurs attitu<strong>des</strong>, leurs discours,<br />

leur langue, porteurs de sens, dispensateurs<br />

de civilité, d’appartenance à un groupe<br />

de pairs, de reconnaissance, qui produisent<br />

eux aussi de la « civilité », sous la<br />

forme d’un très subtil « bricolage », au<br />

sens lévi-straussien du terme, dont il faut<br />

noter à la fois la créativité et l’inventivité<br />

au quotidien.<br />

L’habit fait-il le jeune? ■<br />

Dans ce jeu de reconnaissance/distinction,<br />

le code vestimentaire est particulièrement<br />

signifiant. Le jeune se distingue et<br />

se reconnaît aussi à travers une mode vestimentaire<br />

qu’il veut spécifique et dont la<br />

forte et quasi existentielle présence de «<br />

marques » détermine à la fois le signe de<br />

reconnaissance, l’étendard et l’appartenance<br />

au groupe, l’existence même. Hors<br />

<strong>des</strong> marques point de salut. Ainsi, tandis<br />

que les premières relations à l’Autre, indigène,<br />

consistaient en <strong>des</strong> rapports de vêtus<br />

à nus, ici les relations seraient plutôt de<br />

marque à marque, de tenue à tenue, de<br />

vêtements de sport contre habits (de ville),<br />

qui fixeraient les limites réelles (ou imaginaires)<br />

5 . Dans ce domaine l’invention est<br />

constante, les signes distinctifs pouvant<br />

passer de la couleur du training (le jaune<br />

était très tendance à une époque) aux dernières<br />

baskets à la mode, à la jambe de pantalon<br />

relevée en imitation d’une star du<br />

football également issue de la banlieue,<br />

jusqu’aux incontournables chaussures toujours<br />

délacées (l’explication voulant qu’en<br />

prison on vous enlève les lacets…).<br />

« Ta mère… »,<br />

« sur la tête<br />

de ma mère… » ■<br />

La langue constitue l’autre étiquette<br />

identificatrice. Au-delà <strong>des</strong> mots, du langage,<br />

l’accent et la façon de parler boule-<br />

54 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, <strong>incivilités</strong><br />

versent la grammaire, culbutant mots par<strong>des</strong>sus<br />

tête les règles élémentaires du français<br />

(« J’sais pas c’est qui… », pour « Je<br />

ne sais pas qui c’est »), jouant sur et avec<br />

les mots. Cet accent « traînant », avec une<br />

pointe (recherchée) d’indolence épicée de<br />

nonchalance qui ne connaît pas de barrière<br />

ethnique, constitue une limite virtuelle<br />

et prégnante entre deux mon<strong>des</strong>: ceux qui<br />

l’ont, et ceux qui ne l’ont pas, deux<br />

mon<strong>des</strong> avec l’intonation comme ligne de<br />

démarcation.<br />

Ce qui froissera les oreilles <strong>des</strong> uns<br />

paraîtra chaste et anodin aux autres, allant<br />

jusqu’aux insultes, grossièretés, parfois<br />

même à connotation racistes (sale arabe dit<br />

un noir; salaud de black dit un rebeu, « ta<br />

mère », « fils de… », « bâtard », j’en passe<br />

et <strong>des</strong> pires…), qui sont autant de termes<br />

d’interpellation et, éventuellement de<br />

reconnaissance et d’identification, car seuls<br />

les jeunes auront l’idée de les utiliser. Il y<br />

a là un retournement 6 dans l’usage <strong>des</strong><br />

termes et une <strong>des</strong>tination exclusive <strong>des</strong><br />

mots et du langage : ma Reum (pour ma<br />

mère) ; ouaiche (pour oui, pourquoi…),<br />

oualpé (pour à poil), rebeu (pour beur),<br />

black, tout keuss (pour tout sec à l’attention<br />

d’un élève d’apparence chétive)… autant<br />

de locutions qui ne sont pas encore dans les<br />

dictionnaires, que l’ordinateur ne reconnaît<br />

pas, et qui sont pourtant d’un usage courant…,<br />

dans une tentative qui s’apparente<br />

aussi à une volonté de désamorcer et d’inverser<br />

le poids <strong>des</strong> mots, <strong>des</strong> injures. Parallèlement,<br />

on relève également une surenchère<br />

langagière, une façon bien à eux de<br />

« surnormer » : trop beau, trop grave, trop<br />

quelque chose, quelque soit la direction<br />

positive ou négative, dans l’exagération<br />

(« c’est mortel »)… Ils ont un langage qui<br />

leur est propre et commun, langage interdit<br />

et très souvent inaccessible aux adultes<br />

au risque de faire du « jeunisme », en tout<br />

cas de paraître « déplacé ». Un langage à<br />

la fois identificatoire et, pour ces raisons,<br />

discriminant, exclusif.<br />

Dis-moi où tu habites… ■<br />

Ces jeunes sont aussi d’un lieu, d’un<br />

quartier, qui à la fois les détermine et les<br />

stigmatise. Ils sont simultanément d’ici et<br />

d’ailleurs. À la civilité de l’école répond<br />

celle de la « zone », du quartier. Et sans<br />

doute cette dernière sera-t-elle d’autant<br />

plus forte que le territoire sera stigmatisé<br />

au point de devenir repère identificatoire,<br />

point de reconnaissance.<br />

Ces déclinaisons identitaires ont<br />

semble-t-il moins de références culturelles,<br />

ou ethniques, qu’économiques. On voit<br />

ainsi les jeunes adopter <strong>des</strong> comportements<br />

qui les assimilent davantage à un<br />

lieu ou à un groupe spécifique, les jeunes<br />

de la cité, qu’à une identité propre, avec<br />

une forte identification au lieu : on est du<br />

Val Fourré, pas <strong>des</strong> Mureaux, de Trappes,<br />

de Conflans. Ainsi la notion de territoire –<br />

jusqu’à l’appartenance même au lycée - est<br />

très importante. On est d’un quartier, d’un<br />

ensemble de rues, d’une rue 7 … ; on est de<br />

« Radar », pas <strong>des</strong> « Écrivains » 8 . Et dans<br />

le même mouvement, sans relever de paradoxe,<br />

on désigne le quartier comme une<br />

prison, mais c’est l’unique lieu auquel ils<br />

s’identifient, serait-ce par défaut 9 , au point<br />

que nous sommes surpris à la fois par leur<br />

méconnaissance de lieux pourtant proches<br />

et leur difficulté, parfois jusqu’au refus<br />

obstiné, à quitter leur « zone ». Ainsi, sortis<br />

de leur espace de référence, les voit-on<br />

perplexes, déboussolés, déstabilisés,<br />

désemparés, « paumés » dans tous les<br />

sens du terme. Casaniers par défaut et par<br />

dépit, conservateurs spatiaux paradoxaux<br />

pour <strong>des</strong> jeunes qui font pourtant quotidiennement<br />

le trajet aller-retour entre deux<br />

cultures pour en inventer une troisième<br />

Les parents ■<br />

Ces jeunes, majoritairement issus de<br />

l’immigration, sont aussi majoritairement<br />

nés en France. Nous sommes en présence<br />

de jeunes de la deuxième, troisième génération<br />

dans bien <strong>des</strong> cas. Tandis que les<br />

parents n’ont jamais eu de difficultés avec<br />

la police, sont restés « transparents »,<br />

adhérant à une certaine image de l’immigré<br />

invisible, voici que leurs enfants, à leur<br />

grand dam, se font remarquer, que leur scolarité<br />

est sujette à caution. Les voici, ces<br />

parents, face au personnel d’éducation qui<br />

a la prétention de leur apprendre à les élever,<br />

qui leur fait (parfois lourdement)<br />

remarquer leur difficile emprise sur leur<br />

progéniture 10 …<br />

Le fossé creusé entre ces jeunes et leurs<br />

proches est certainement moins une question<br />

de génération que de culture. Eux sont<br />

de là-bas et prépare leur retour au pays,<br />

leurs enfants sont d’ici et ressentent parfois<br />

le séjour estival en famille comme une<br />

Alain Ercker Le mal a droit de cité<br />

sanction. Bien sûr les parents répèteront à<br />

l’envi que les enfants ne comprennent pas<br />

la chance qu’ils ont de fréquenter l’école<br />

alors qu’eux-mêmes sont allés travailler<br />

aux champs ou à l’usine dès leur plus<br />

jeune âge. Bien sûr les parents investissent,<br />

surinvestissent le rôle de l’enseignement<br />

et se désespèrent du manque de<br />

résultats, de l’absence de participation de<br />

leurs enfants, de leur désintérêt pour l’école.<br />

Bien sûr ils ont connu les affres de l’immigration,<br />

les boulots très durs, le travail<br />

à la chaîne, les lever tôt, les rentrées tard<br />

dans <strong>des</strong> trains de banlieues comme eux<br />

fatigués et essoufflés. Et les voici devant<br />

vous, usés avant l’âge (« usés avant que<br />

d’être », chante Brel), échinés par les<br />

boulots les plus ingrats, les plus durs, perclus<br />

de courbatures, de maladies et de<br />

désespoir, « ouvriers trimant pour la fortune<br />

de leur misère » (Mohia, 1999 : 22),<br />

venus plaider en faveur d’un <strong>des</strong> leurs. Lui<br />

l’adulte, lui l’homme, lui le chef et le pilier<br />

de famille, doit ployer devant un inconnu,<br />

rendre les armes avant même d’avoir combattu,<br />

subir sans rien maîtriser, comme son<br />

enfant subit depuis trop longtemps un<br />

système qui, année après année, le lamine,<br />

le travaille au corps jusqu’à ce que les<br />

digues cèdent, qu’il soit exclu ou qu’il se<br />

saborde, sombre corps et biens.<br />

Tentatives d’explication ■<br />

À la lecture de ce qui précède, il n’y<br />

a, somme toute, pas de quoi fouetter un<br />

chat. C’est pourtant l’accumulation qui<br />

pose question et fait dire que cette<br />

« forme de violence est grave et révélatrice<br />

d’une crise forte du lien social » 11 ,<br />

témoignage du malaise de notre société.<br />

Plus généralement s’esquisse l’idée que<br />

nous serions en présence « d’un conflit<br />

<strong>des</strong> civilités qui va se jouer en termes de<br />

rapports entre <strong>des</strong> populations d’origines<br />

<strong>sociales</strong> différentes » 12 .<br />

On peut tenter de chercher toutes les<br />

excuses, toutes les explications que l’on<br />

veut au comportement de ces jeunes.<br />

L’obstacle premier, le préalable à surmonter,<br />

qui défie l’objectivité et interroge<br />

la sagacité de l’observateur, reste la<br />

collusion, l’accointance entre les termes :<br />

violence, misère, sauvageons, immigration…<br />

L’école apparaît comme le dernier<br />

rempart, avant d’être submergé par les<br />

hor<strong>des</strong>, les ban<strong>des</strong>, sentiment « synthéti-<br />

sé par l’équation dévastatrice banlieueviolence-immigration<br />

» (Télérama,<br />

2001, : 32). Il y a ce sous-entendu implicite<br />

qui lie cultures immigrées et problèmes<br />

(d’<strong>incivilités</strong>), d’autant plus tenace<br />

que les renvois seront allusifs, comme<br />

un accord tacite qui les ferait aller de<br />

concert.<br />

À l’usage se <strong>des</strong>sine pourtant la complexité<br />

d’une réalité qui fait de ces établissements<br />

le port d’attache de la pauvreté<br />

et de la misère, l’ubac de<br />

l’expansion, où se côtoient toutes les victimes<br />

<strong>des</strong> dégâts collatéraux, gommant les<br />

considérations ethniques : « Beurs »,<br />

« Blancs », « Blacks » confondus dans les<br />

difficultés financières, morales, <strong>sociales</strong>.<br />

Vous croiserez le père d’un élève blanc<br />

qui sentira l’alcool (« la tise », la tisane<br />

comme disent les élèves), et le père de<br />

famille en djellaba et boubou, tous deux<br />

aussi peu en phase avec la scolarité de leur<br />

enfant, tous frappé d’un mutisme à la fois<br />

navrant et désespérant, témoignage d’une<br />

absence de communication familiale<br />

comme entre générations.<br />

Malgré les discours entendus ici ou là,<br />

il va s’en dire que nous ne sommes pas<br />

confronté à <strong>des</strong> sauvages. Aucun enseignant,<br />

aucun éducateur n’a le sentiment,<br />

à moins de cynisme auto-protecteur, d’un<br />

vague goût de martyr missionnaire, de<br />

civiliser les barbares. Et pourtant, dans les<br />

discours, les attitu<strong>des</strong>, les mots entendus<br />

ici et là, ressort le trouble d’une vocation<br />

prosélyte, certes inconsciente, certes<br />

refoulée, mais par là même parfois exacerbée.<br />

N’a-t-on pas entendu un jeune collègue<br />

dire innocemment, en toute franchise<br />

(ce qui rend le geste encore plus<br />

fort), avoir fait un tour dans le quartier<br />

jouxtant l’établissement, et dont sont issus<br />

la majorité <strong>des</strong> élèves, pour voir comment<br />

et où ils vivent, un peu comme on irait au<br />

zoo, ou comme les dames patronnesses du<br />

XIX e siècle allaient s’enquérir de leurs<br />

pauvres.<br />

Au-delà pourtant, l’observateur attentif<br />

est saisit par la fracture toujours plus<br />

grande, la démarcation toujours plus active,<br />

le divorce croissant entre le monde<br />

<strong>des</strong> enseignants et <strong>des</strong> jeunes, entre éducateurs<br />

et élèves. Deux mon<strong>des</strong> se<br />

côtoient au quotidien sans se rencontrer.<br />

Deux civilités s’opposent, se heurtent<br />

parfois, se rencontrent quelquefois, dressant<br />

deux barrières, quasiment deux<br />

fronts, barrant la société en son travers.<br />

Les jeunes<br />

et l’institution.<br />

Les « victimés »… ■<br />

Ces <strong>incivilités</strong> trouvent aussi leur source<br />

dans la violence inhérente à un système<br />

qui l’ignore, la récuse dans les propos, non<br />

dans les actes; un système dont la pratique<br />

et le mode de fonctionnement conduisent<br />

certains élèves à se « venger », les amènent<br />

à avoir <strong>des</strong> « comptes à régler » avec l’institution<br />

13 , poussés parfois dans leur dernier<br />

retranchement, au choix cornélien et doublement<br />

suicidaire entre « être un « dur »<br />

plutôt qu’un élève « faible » » 14 . Est-ce le<br />

fruit du hasard ou un malheureux concours<br />

de circonstances qui fait se retrouver dans<br />

un établissement <strong>des</strong> caractéristiques<br />

<strong>sociales</strong> et économiques identiques ?<br />

Certes l’Education Nationale n’a pas vocation<br />

à suppléer seule aux disfonctionnements<br />

et aux inégalités <strong>sociales</strong>, même si<br />

elle paraît souvent se dédouaner à bon<br />

compte. Certes on ne fait pas d’omelettes<br />

sans casser <strong>des</strong> œufs dit la sagesse populaire.<br />

Que faire pourtant lorsque, comme<br />

dans le lycée qui nous intéresse, nous<br />

n’avons précisément et majoritairement<br />

que <strong>des</strong> « cassés », autrement dit <strong>des</strong><br />

jeunes fortement ébranlés par un système<br />

censé les protéger, les défendre, les préparer<br />

à la vie, les éduquer, <strong>des</strong> jeunes tombés<br />

trop tôt du nid, ou trop loin de la bouée…,<br />

les malchanceux diront les bons esprits,<br />

ceux qui n’auront pas su/pu tirer parti de<br />

l’école diront les esprits chagrins.<br />

Dans le refus d’obéir et dans les <strong>incivilités</strong>,<br />

ne pourrait-on également lire un<br />

moyen, pour les jeunes, de marquer leur<br />

présence et d’interroger de la sorte le<br />

monde <strong>des</strong> adultes sur l’intérêt qu’il peut<br />

leur porter, les obligeant à mettre leurs actes<br />

en conformité avec leur paroles (vous dites<br />

que vous vous intéressez à nous, alors<br />

montrez-le, prouvez-le). Peut-être cherchent-ils<br />

tout simplement à nous interpeller<br />

en même temps qu’à exister à travers les<br />

refus et les <strong>incivilités</strong>. Rien ne témoigne<br />

d’un comportement identique à la maison,<br />

et l’anomie économique et sociale ne<br />

constitue pas (encore) une explication<br />

nécessaire et suffisante pour justifier<br />

conduite et <strong>incivilités</strong>. C’est ce qui ressort<br />

lorsqu’on se trouve en tête-à-tête avec ces<br />

« sauvageons », que le contact s’installe,<br />

que s’esquisse une relation, que se <strong>des</strong>sine<br />

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